ll aura pris à Kristine environ un an pour réaliser que quelque chose au sein de sa relation en apparence parfaite ne tournait pas rond. Son copain et elle étaient tombés amoureux lors d’un long voyage à travers l’Ontario. Mais dix mois après le début de leur idylle, elle a commencé à remarquer que certains trucs clochaient dans la façon qu’avait sa douce moitié d’aborder les tâches nécessaires à la bonne santé d’un couple. Il était incapable, par exemple, de prévoir quoi que ce soit à l’avance. Quand elle lui reprochait son manque d’initiative, il lui répondait : «Je compte sur toi pour être mon calendrier». Lorsqu’il était question de planifier les repas, tout reposait sur les épaules de Kristine: la responsabilité de choisir une recette qu’ils aimaient tous les deux, de passer à l’épicerie, de se souvenir de sortir le poulet du congélateur le matin et de cuisiner. En plus de vivre avec cette charge mentale, Kristine a réalisé qu’elle vivait aussi sous le poids de la charge émotionnelle. Son copain s’attendait également à ce qu’elle consacre d’innombrables heures à disséquer tous ses états d’âme, insistant sur le fait qu’il préférait gérer sa dépression de plus en plus grave par lui-même plutôt que de consulter un thérapeute. Il transformait chacune de leurs discussions concernant leur relation –par exemple sur la décision d’emménager ensemble – en conversation à propos de ses problèmes personnels, dans toutes les sphères de sa vie. «Après coup, je me disais qu’il avait un peu accaparé la discussion», se souvient Kristine. Je voulais sincèrement l’aider, mais je n’avais pas réalisé à quel point notre dynamique avait changé. C’était épuisant pour moi.»

Le scénario vous semble familier? Peut-être avez-vous eu ce genre d’échanges avec cet ami qui vous demande «Quoi de neuf?» pour la forme, avant de déballer son sac durant des heures devant un cappuccino, ou avec cette collègue qui vous rince toujours les oreilles avec ses disputes conjugales longtemps après que le bureau se soit vidé? Ou ça vous rappelle peut-être votre frère, qui tient pour acquis que vous aurez choisi un cadeau pour l’anniversaire de maman… et organisé le souper!

Il existe un terme précis pour décrire cette gestion mentalement épuisante des sentiments d’autrui: la charge émotionnelle. Nommé pour la première fois en 1983 par la sociologue Arlie Russell Hochschild pour parler des emplois qui exigent de mettre ses émotions de côté (agent de bord, infirmier, enseignant) pour performer adéquatement, le terme a graduellement commencé à être utilisé dans un cadre plus personnel. Aujourd’hui, il est souvent employé pour dépeindre la charge mentale discrète, mais essentielle au bon roulement de toute vie de couple ou de famille: organiser des moments de qualité en famille, être à l’écoute des émotions des enfants ou s’assurer que belle-maman recevra sa carte d’anniversaire à temps par la poste. Certains la surnomment «la taxe de l’amour».

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   Photographe: Stocksy

CROULER SOUS LES ÉMOTIONS DE L’AUTRE

Pensez à la façon dont vous flattez gentiment le dos de votre partenaire qui rumine sans cesse les mêmes rengaines au sujet de son patron, à toutes les tâches ménagères dont vous vous chargez mécaniquement, sans y réfléchir, ou à toutes les fois où vous avez feint l’orgasme pour rassurer votre copain sur ses performances sexuelles. On entend souvent: «Mais vous n’avez qu’à demander de l’aide!» lorsqu’une femme exprime sa frustration de toujours être celle qui s’occupe de tout. Mais c’est là que réside le cœur du problème: devoir régulièrement déléguer des éléments de notre to-do list à quelqu’un qui possède moins d’initiative, ça épuise. Ce n’est pas l’acte d’acheter un cadeau au petit dernier qui éreinte, c’est le stress de constamment devoir être la personne qui pense à le faire. Et, sans grande surprise, les recherches démontrent que cette charge est majoritairement – et plus efficacement – assumée par les femmes.

Une étude canadienne ayant analysé le degré de satisfaction de près de 2000 couples hétéros en relation sérieuse, publiée plus tôt cette année dans le Journal of Social and Personal Relationships, a prouvé que lorsque les femmes endossent la charge émotionnelle, leur couple est généralement plus heureux. Mais pourquoi le fardeau repose-t-il seulement sur leurs épaules? Les attentes culturelles (vous savez, ces rôles dépassés de monsieur-pourvoyeur et de madame-à-la-maison qu’on a assignés il y a des siècles) seraient partiellement à mettre en cause, affirme Rebecca Horne, coauteure de l’étude et étudiante au doctorat en psychologie au Relationships and Well-Being Lab de l’Université de Toronto. «Les rôles genrés traditionnels présentent les femmes comme étant naturellement enclines à prendre soin des autres, et les hommes comme indépendants et moins empathiques.» La société et les mœurs ont conditionné les femmes et les hommes à se comporter de la sorte, même sans preuve concrète que les femmes sont meilleures, biologiquement, pour la gestion des émotions… et de tout le reste.

Une chose est certaine: ce déséquilibre, quelle que soit la nature de la relation, n’est pas sans conséquence. La recherche est en constante évolution (car la charge émotionnelle est un sujet relativement nouveau), mais selon une étude publiée dans le Journal of Marriage and Family, les couples qui se divisent équitablement les tâches ménagères (inextricablement liées à la charge émotionnelle nécessaire au bon fonctionnement d’un ménage) rapportent un plus haut taux de satisfaction sur le plan sexuel. Certaines données anecdotiques semblent également indiquer que les femmes qui portent le plus gros de la charge émotionnelle sont plus enclines à tromper leur partenaire, peut-être parce qu’elles entretiennent plus de ressentiment vis-à-vis de leur conjoint. Une autre étude, menée sur des couples avec enfants par l’Australian National University et publiée dans le Journal of Family Issues, a conclu que les femmes qui donnaient émotionnellement davantage qu’elles ne recevaient se sentaient moins aimées. «Lorsqu’une femme a l’impression d’en faire plus que son mari, on constate des résultats plus négatifs, explique Horne. Le bonheur, pour les femmes, est véritablement une question d’équité.»

Voici une autre pièce du puzzle: votre entourage n’est pas toujours conscient du fait qu’il vous laisse porter tout le poids de la charge émotionnelle. Margeaux Feldman, écrivaine et doctorante à Toronto, se souvient d’une époque où elle était ensevelie sous une avalanche d’émotions chaque fois qu’elle demandait à son colocataire comment s’était déroulée sa journée. «Je ne réalisais pas avant le lendemain que la raison pour laquelle je me sentais si mal est qu’on n’avait pas du tout parlé de moi», dit-elle. Avec le temps, elle en est arrivée à redouter le moment où elle rentrerait chez elle et devrait jouer le rôle de soutien dans le drame quotidien de son coloc. «C’est bizarre d’avoir une conversation au sujet de la charge émotionnelle, parce qu’on a tendance à tomber dans certaines habitudes et on ne remarque même plus tout le travail qu’on accomplit, ajoute Horne. Jusqu’au moment où on se retrouve au cœur d’un conflit…»

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L’auteure qui a relancé le débat
La bédéiste Emma a frappé un grand coup en publiant la bande dessinée Un autre regard en 2017, suivie d’un deuxième volet début 2018. Elle y explique le concept de charge mentale, c’est-à-dire à quel point les femmes se retrouvent souvent responsables de la bonne tenue du foyer. Récemment, elle a rouvert la discussion avec La charge émotionnelle, qui démystifie la gestion des émotions des autres dans un contexte professionnel ou personnel. À lire!
Photographe: Camille Ferré

BRISER LE CYCLE

Comment peut-on briser le cycle? Premièrement, en déterminant si on donne plus qu’on ne reçoit – et en se demandant si ça nous dérange. Pour certains, assumer une moins grande partie de la charge émotionnelle signifierait renoncer au sentiment d’être utile qui vient avec le fait de prendre soin des autres. Si vous vous voyez vous plaindre de toujours devoir écouter les états d’âme de votre amoureux, mais que vous continuez de le faire parce que vous croyez que c’est plus facile ainsi, essayez de trouver d’autres façons pour lui de faire sa part.

«L’une des manières dont j’aime faire réfléchir les gens à la charge émotionnelle est de l’évoquer en termes de ressources personnelles. Nous avons tous une quantité limitée d’énergie disponible par semaine, explique Christopher Shillington, psychothérapeute
et directeur clinique du Umbrella Mental Health Network à Toronto. Et lorsqu’elle est épuisée, on est vidé. Après une dure semaine à gérer les frustrations de votre patron, à élaborer les itinéraires à l’approche de vos prochaines vacances en amoureux et à coordonner le shower de bébé de votre sœur, peut-être n’aurez-vous tout simplement pas la capacité émotionnelle de passer votre dimanche matin à écouter votre amie se plaindre de sa belle-famille autour d’un brunch. Et il n’y a rien de mal à ça.»

Il suffit souvent, pour résoudre le problème, de dire quelque chose – gentiment. «Présentez la situation de manière à ce qu’il ne soit pas uniquement question du respect de vos limites personnelles, mais également de celles de l’autre», explique Shillington. Lorsque Feldman et son coloc ont finalement discuté, elle fut surprise de l’entendre admettre qu’elle avait raison. «Il a réalisé qu’il avait besoin de davantage de soutien et qu’il ne pouvait pas compter que sur moi pour l’aider», dit-elle.

Quant à Kristine, après plusieurs mois à écouter son copain lui dire qu’il était incapable d’organiser des activités, de faire l’épicerie ou de lui demander comment elle allait après s’être longuement vidé le cœur, elle en a eu assez. Ils se sont laissés, et il est présentement sur une liste d’attente pour consulter un thérapeute. Pour sa part, la jeune femme entend bien ne plus tolérer ces inégalités dans ses prochaines relations. «Tout le monde a ses forces, dit-elle. Dans un monde parfait, il s’agirait de découvrir nos intérêts respectifs, de bâtir la relation autour de ceux-ci et de toujours respecter ses limites. C’est difficile de s’arrêter pour penser à tout ça, surtout quand notre couple se porte bien, mais c’est plus qu’important de le faire. Même si ça ajoute une ligne à notre très longue to-do list