Je venais à peine de me
séparer. Mon copain des quatre années précédentes et moi étions arrivés au constat que notre relation à distance était vouée à l’échec. J’étais déçue, amère. Je n’avais absolument pas le coeur à flirter quand j’ai accepté de sortir dans un bar avec une amie pour me changer les idées. Je ne m’attendais certainement pas à y rencontrer l’amour. Pas là, pas si tôt. Et pourtant.

Je me souviens de l’instant où j’ai aperçu Jérémi au fond du bar. Je l’ai trouvé attirant, même s’il était très différent du type d’hommes que j’ai l’habitude de fréquenter. Il avait l’air sûr de lui; le genre de mec à qui tout réussit. Mais je savais que cette désinvolture n’était qu’une façade, parce que Jérémi ne m’était pas totalement étranger. Dans mon village, la vie de chacun est constamment scrutée à la loupe. On discute des uns et des autres sans gêne aucune, et on a l’impression de connaître les gens même si on ne leur a jamais adressé la parole. Je n’avais encore jamais parlé à Jérémi, mais j’étais déjà au courant de son passé douloureux. C’était lui, l’homme qui avait survécu à un terrible accident de la route deux ans auparavant. Sa voiture avait été emboutie par celle d’un chauffard ivre. Aussi Jérémi avait-il subi un traumatisme crânien qui l’avait plongé dans un coma profond. Lorsqu’il s’était réveillé quelques jours plus tard, il avait appris qu’il était passé à un cheveu de la mort. Il avait aussitôt demandé à voir sa femme, qui était à ses côtés lors de l’accident. Sa précieuse Véronique, qu’il n’avait pas quittée depuis le jour où, à 16 ans, ils étaient tombés éperdument amoureux l’un de l’autre. Mais Véronique était morte sur le coup. On avait incinéré son corps pendant que Jérémi était dans le coma. Elle était partie sans qu’il ait pu lui dire adieu.

 Au village, on racontait que Jérémi souffrait d’une amnésie partielle depuis. Au début, il oubliait constamment que sa femme était disparue. Toutes les 10 minutes, il demandait à la voir. Toutes les 10 minutes, il apprenait de nouveau sa mort. Au fil des mois, il était parvenu à assimiler que Véronique était partie, mais il ne l’acceptait pas. On disait d’ailleurs qu’il ne s’en remettrait pas.

Voilà pourquoi je ne pensais pas qu’il m’aborderait ce soirlà. Pourtant, c’est ce qu’il a fait. Il voulait qu’on danse. Je l’ai trouvé un peu maladroit mais touchant. Il avait un regard intense, perçant, comme s’il cherchait à lire tout au fond de moi.

J’avoue que j’ai vite été envoûtée. Entre lui et moi, dès le premier contact, ç’a été foudroyant. J’en ai été la première étonnée. J’avais toujours été très timide, mais, avec lui, toute réserve s’estompait. Nous avons discuté, il m’a fait rire, et je me suis sentie en confiance. J’ai baissé la garde. Et j’ai passé la nuit avec lui, même si c’était contraire à mes principes. C’était comme si ça allait tout simplement de soi. Cette nuit-là, alors qu’il était blotti contre moi, je lui ai dit spontanément: «Tout va bien aller.» Je ne sais pas trop pourquoi j’ai prononcé ces mots. Il m’a regardée, interloqué, et m’a souri tendrement. Nous nous sommes rendormis, apaisés. Deux êtres blessés, qui venaient de signer un pacte.

Notre relation s’est imposée comme une évidence. Très vite, Jérémi a commencé à passer le plus clair de son temps chez moi. Il s’est rapidement rapproché de ma fille de huit ans. Chaque matin, il la réveillait en jouant de la guitare, puis il l’accompagnait à l’école. Ensemble, nous avons recréé un équilibre familial. Un cocon rassurant. Étant donné qu’il avait encore tendance à oublier les évènements récents, nous documentions et filmions notre quotidien pour l’aider à se rappeler chaque détail. Nous prenions des tas de notes et de photos, que nous conservions jalousement. Il disait qu’après avoir tout perdu il ne tiendrait plus rien pour acquis. Qu’il voulait savourer chaque instant qu’il lui restait.

À mesure qu’il reprenait goût à la vie, les cauchemars qui peuplaient ses nuits depuis l’accident se sont espacés. Pour ma part, je n’avais jamais été aussi heureuse. J’étais fière de l’aider à panser ses blessures. Ses proches me disaient que je l’avais sauvé. Il faut dire que les autres filles qu’il avait fréquentées après le décès de Véronique acceptaient difficilement qu’il soit toujours hanté par elle. Il portait ses cendres dans un médaillon à son cou, et elle était encore présente partout dans leur maison. Des photos d’elle étaient accrochées aux murs. Ses affaires emplissaient les tiroirs de leur commode. Moi, contrairement aux autres conquêtes de Jérémi, je ne me suis pas sentie menacée par ces reliques du passé. Au contraire.

Un jour, il m’a dit: «Si tu veux que je retire ses photos et que je me débarrasse de ses affaires, pour toi, je le ferai.» J’ai refusé. Pour moi, Véronique n’était pas une rivale. Je ne cherchais pas à la remplacer. Elle avait été tout pour lui, et je devais respecter ça. Je lui ai plutôt demandé de partager ses souvenirs avec moi. À mesure qu’il me parlait d’elle, il se libérait de sa tristesse et je me rapprochais de lui. Notre lien s’en est trouvé solidifié.

Huit mois se sont écoulés. Nous étions amoureux. Nous nous apprêtions à partir en vacances et à acheter une maison. Mais on a bien peu d’emprise sur son destin… Je l’ai appris à mes dépens. Un matin d’hiver, la soeur de Jérémi est arrivée à mon travail. Ses yeux étaient bouffis et elle avait du mal à parler. Elle a réussi à prononcer quelques mots, et j’ai commencé à assimiler avec peine ce qu’elle m’annonçait. Jérémi… accident… motoneige…

Jérémi était mort dans la nuit. En motoneige, il avait voulu rejoindre des amis dans une pourvoirie en empruntant la voie ferrée plutôt qu’un sentier balisé, pour gagner du temps. La voie allait être libre, pensait-il, puisqu’aucun train n’était prévu jusqu’au matin. Mais ce soir-là, un train de déneigement est passé… au mauvais moment. Et son conducteur n’a pas pu freiner à temps pour éviter mon amoureux. Jérémi est tombé dans la pelle qui précédait l’engin et s’y est cassé le cou. Comme Véronique, il est parti subitement, en un éclair.

Les jambes coupées sous le choc de la nouvelle, je me suis retrouvée par terre. Recroquevillée. Je hurlais de douleur. Son corps, qui nous attendait à la morgue, n’avait pratiquement aucune marque. Son visage était paisible. Incapable de le quitter, je me suis couchée près de lui et je suis demeurée à ses côtés toute la journée. Jusqu’à ce que, plusieurs heures plus tard, on vienne le chercher pour l’incinérer. Nous avons dispersé ses cendres dans la nature, à l’endroit où Véronique et lui s’étaient embrassés pour la première fois. J’en ai gardé une petite part, que je porte à mon cou à mon tour.

Les mois qui ont suivi sa mort ont été horribles. Les nuits surtout me semblaient interminables, et mon sommeil était ponctué de mauvais rêves. Je me suis noyée dans le travail, et puis j’ai fait une dépression. J’avoue que durant cette période, je n’ai pas été la meilleure des mères pour ma fille, qui vivait elle aussi une grande douleur. Malgré moi, nos rôles ont parfois été inversés, et ça l’a fait grandir trop vite.

Voilà deux ans que Jérémi est parti. Je ne m’habitue toujours pas à son absence. J’ignore si un jour je trouverai quelqu’un qui saura m’aimer comme j’ai aimé Jérémi, sans vouloir effacer son passé. Je ne sais pas si j’aurai la chance d’accueillir chez moi un homme qui acceptera de cohabiter avec les milliers de photos, de vidéos et de souvenirs que je conserve des précieux mois que j’ai passés auprès de Jérémi.

En attendant le jour où je serai prête à aimer de nouveau, je n’oublie pas combien j’ai été privilégiée de côtoyer un être aussi exceptionnel durant une partie, aussi infime qu’elle ait pu être, de ma vie. Je n’oublie pas non plus ce que Jérémi m’a si généreusement enseigné, car ça me permet aujourd’hui d’être une meilleure mère, une meilleure fille, une meilleure amie pour les gens qui m’entourent. Il avait raison: chaque instant qui passe est ce qu’on possède de plus précieux. On serait fou de tenir son bonheur pour acquis. Alors, comme lui, je refuserai toujours de laisser mes souvenirs s’évanouir.

Vous vivez une histoire particulière et aimeriez la partager avec nos lectrices? Une journaliste recueillera votre témoignage. Écrivez à Martina Djogo, ELLE QUÉBEC, 2001, rue University, bureau 900, Montréal (Québec) H3A 2A6. Courriel: [email protected].

 

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