C’est moi qui ai découvert le corps de Gérald. Il était à genoux sur le plancher de notre chambre à coucher, la tête posée sur notre lit maculé de sang. Mon mari s’était enlevé la vie en se tirant une balle dans la tête. J’aurais dû hurler, m’évanouir, pleurer toutes les larmes de mon corps… J’ai plutôt gardé mon calme et appelé la police. Et une fois la maison nettoyée et les obsèques réglées, j’ai poussé un long soupir de soulagement.<

Vous trouvez que c’est terrible? Je pense pourtant qu’après 13 ans à vivre aux côtés d’une ombre qui aspirait toute ma joie de vivre et celle de mes enfants, il aurait été malhonnête de ma part de parler d’autre chose que d’une libération.

Quand je repense à mon mariage avec Gérald en 1955, je me revois dans ma petite robe marine. J’avais 20 ans, lui en avait 30. Il était distingué, taciturne et pressé d’officialiser les choses. Nous avions organisé une cérémonie sans fioriture au palais de justice; et hop, nous étions devenus mari et femme, pour le meilleur et pour le pire. Gérald m’avait prévenue avant de me passer la bague au doigt qu’il ne voulait pas d’enfants. Mais j’étais amoureuse de lui et je croyais secrètement que cet amour le ferait changer d’avis.

Rapidement, j’ai compris que ça n’allait pas être si facile. Dès le début de notre relation, Gérald se retirait tôt le soir dans ses quartiers, sans échanger une seule parole avec moi. Il disait souffrir de violentes migraines et affirmait consulter des médecins qui lui prescrivaient une vie tranquille et sans énervement, ainsi que mille médicaments dont je ne connaissais ni la nature ni les effets. Comme j’étais jeune et inexpérimentée, j’ignorais tout de ce que devait être une relation de couple harmonieuse et je n’avais aucune attente, mais je sentais bien que quelque chose clochait entre nous. Cependant, comme le voulait l’époque, je me gardais bien de le lui faire remarquer.

 

Et puis, un soir, peu après notre cinquième anniversaire de mariage, j’ai trouvé une enveloppe sur mon oreiller. C’était une lettre de Gérald: «Si tu veux un enfant, je ne m’y opposerai plus», écrivait-il. J’ai été surprise, mais heureuse. J’ai cru naïvement que mon amour avait eu raison des démons de mon mari et que tout allait changer.

Il désirait une fille, mais la nature a voulu que je donne naissance à deux garçons. Des jumeaux magnifiques. Avec le boulot, les bambins dont il s’occupait très peu et la maison à entretenir, la distance qui existait déjà entre mon mari et moi est devenue infranchissable. En plus de prendre des médicaments, Gérald avait commencé à boire en cachette. Il gardait ses réserves d’alcool dans une armoire de notre chambre qu’il fermait à clé. Il était hermétique à toute tentative de communication de ma part, mais je soupçonnais, à force de faire des recherches dans les ouvrages de médecine, qu’il souffrait de troubles paranoïaques.

J’ai compris que toute l’affection du monde ne pouvait le guérir. Nos garçons avaient sept ans lorsque j’ai entamé des procédures de divorce. Je sentais qu’il fallait que je sauve ma peau et celle de mes enfants. Rester avec Gérald nous réduisait à une vie de misère sur le plan affectif. Lorsque j’ai annoncé ma décision à mon mari, il a paru surpris et m’a demandé de lui laisser trois mois pour essayer de réparer ses torts. «Si tu veux», lui ai-je dit. C’était en avril, le printemps fleurissait, mais moi, je n’avais aucun espoir. Les vacances sont arrivées, et les enfants sont partis à la campagne avec leurs grands-parents. Je passais les weekends avec eux, alors que leur père demeurait en ville à tenter de contrôler ses crises de paranoïa en prenant toujours plus de pilules.

Trois mois ont passé. Après une fin de semaine à la campagne, je suis revenue en ville, comme d’habitude. Cette fois cependant, la porte de l’appartement était verrouillée de l’intérieur, si bien que la concierge a dû m’aider à me faufiler par une fenêtre. C’est à ce moment-là que j’ai découvert le corps de Gérald. Le délai expiré, il avait dû comprendre que j’allais vraiment le quitter. Avait-il voulu me faire porter la culpabilité de son geste? Je n’en sais rien. Mais je me suis senti libérée d’un poids énorme.

Au fil des ans, les jumeaux sont devenus grands et beaux, sans jamais devenir taciturnes comme leur père. Ils ont fait des études et commencé à travailler. De mon côté, j’ai poursuivi ma vie avec le plus d’énergie et d’optimisme possible. Cela dit, pendant presque 30 ans, l’amour n’a pas été au rendez-vous. À 60 ans, je cherchais encore l’âme soeur que je n’avais jamais croisée. Mon amour improbable s’est présenté sous les traits d’Ivan. Aussi banal que ça puisse paraître, c’est grâce à une agence de rencontres que je l’ai trouvé. Peut-être à tort, je m’étais mis en tête, après la mort de Gérald, de ne plus me laisser amadouer par un homme plus âgé que moi. J’ai cependant découvert que ce n’est pas le genre de chose qu’on décide: Ivan avait 72 ans, il était veuf et, comme moi, en quête du grand amour. Lors de notre premier rendez-vous, il est arrivé avec un bouquet de fleurs. À notre deuxième rencontre, il m’a apporté un plat de sauce à spaghetti contenant la viande d’un chevreuil qu’il avait lui-même chassé. Et il n’y avait pas que les présents: j’avais devant moi un homme à la fois cultivé et humble qui s’intéressait à moi. Un homme qui était sensible, doux, profond… Bien sûr, il n’était plus jeune, mais ça n’empêchait en rien son coeur de savoir aimer avec passion. Très vite, nous ne nous sommes plus quittés.

À cette époque, je travaillais encore et, lorsque j’entrais dans mon appartement le vendredi soir, il y avait des huîtres ouvertes qui m’attendaient, une bouteille de blanc au réfrigérateur, une rose rouge dans un vase et l’Heure exquise, de Reynaldo Hahn, qui s’égrenait doucement dans les hautparleurs du salon.

J’ai ainsi ressenti pour la première fois ce qu’était l’amour partagé et découvert le plaisir de retrouver un homme, de lui confier mes joies, mes peines, mes doutes. Quelques années plus tard, j’ai pris ma retraite, et nous nous sommes mariés, à l’église cette fois. Mes fils étaient là, les enfants d’Ivan aussi, et tout notre petit monde s’est réjoui de notre union. Nous avons fait un merveilleux voyage de noces à Paris, puis de nombreuses autres escapades autour du monde dont je garde des souvenirs impérissables. Quinze années de parfait bonheur ont ainsi filé, dont cinq durant lesquelles mon homme n’a pas voulu me dire que son coeur, si généreux, était gravement malade. Ivan avait une volonté de fer et tentait tant bien que mal de me cacher ses soucis de santé. À la fin d’une croisière sur les rivières de Russie, il a néanmoins dû être hospitalisé.

Quand les allers-retours à l’hôpital se sont multipliés, j’ai su que j’allais perdre mon premier véritable amour. Juste avant son dernier transfert à l’hôpital, il m’a dit: «J’ai vécu les plus belles années de ma vie avec toi.» Il avait 87 ans et, grâce à lui, j’avais appris la complicité, l’écoute, le partage, l’intimité.

Inutile de dire que mon second deuil fut tout autre que celui que j’avais vécu à la suite de la mort de Gérald. Pas une journée ne passe sans que je me remémore un moment tendre, des éclats de rire, une des petites attentions qu’Ivan avait pour moi. Son passage dans ma vie m’a remplie de l’affection qui m’avait tant manqué, mais aussi de confiance et d’espoir: oui, je veux vivre d’autres heures exquises, car Ivan m’a donné l’envie d’aimer encore, malgré mes 78 ans.

Vous vivez une histoire particulière et aimeriez la partager avec nos lectrices? Une journaliste recueillera votre témoignage. Écrivez à Martina Djogo | [email protected] ELLE QUÉBEC | 1100, boul. René-Lévesque Ouest, 24e étage, Montréal (QC) H3B 4X9