En 2018, la pornographie est toujours taboue. Pourtant, vous en consommez. Tous vos amis aussi, mais seuls les plus téméraires d’entre eux l’avouent… après un verre ou deux. Une telle réticence n’a rien de surprenant. En dépit des mouvement «sex positive», qui prônent une sexualité libérée et sans complexes et qui transforment peu à peu notre société, la porno traditionnelle reste en grande partie glauque, irréaliste et sexiste. Bien que l’Internet ait rendu plus accessible ce contenu autrefois confiné aux VHS sans étiquette échangées sous la table et dans la pièce sombre au fond des clubs vidéo, trouver quelque chose qui vous excite dans un océan de porno de plus en plus extrême – produite par des hommes, pour des hommes – est tout un défi.

«Le sexe est l’un des plus grands bonheurs de la vie, mais la porno sur Internet a tout changé», explique Erika Lust, qui fait partie d’un petit groupe de femmes déterminées à tailler au plaisir féminin sa part du marché. «La porno a pris une ampleur incroyable et le matériel est devenu tellement violent; il suffit de se rendre sur n’importe quel site porno populaire pour constater le langage extrêmement misogyne et raciste qu’on y emploie.» Lust est à la tête de XConfessions, un site contenant plus de 100 courts-métrages érotiques inspirés des fantasmes anonymes de ses utilisateurs. Ce qui le différencie des autres? Son équipe de production 100 % féminine. «La majorité des pornos qu’on voit aujourd’hui sont produits par des hommes, dit société Lust, dont les films mettent l’accent sur le plaisir féminin. En tant que femme, on veut voir sa sexualité reflétée à l’écran; personne n’est mieux placé que d’autres femmes pour répondre à ce besoin.» Ailleurs, des sites gérés par des femmes comme Ersties et Bright Desire proposent eux aussi des clips destinés à titiller un auditoire féminin. «Si vous allez sur un site porno ordinaire, vous n’y trouverez que des femmes qui hurlent pour rien alors qu’elles ne se touchent même pas, ajoute Lust. En tant que spectatrice, on se dit ‘‘mais non, mon corps ne fonctionne pas comme ça.’’»

DEPUIS QUE L’HOMME EST HOMME…

La porno existe depuis longtemps. On a retrouvé des images érotiques provenant de l’époque préhistorique (carrément) et les premiers films pornos datent de la fin du 19e siècle, presque immédiatement après l’invention du cinéma, en 1885. Depuis, on voit majoritairement des femmes pratiquer des actes sexuels pour faire plaisir aux hommes. Rien n’illustre mieux ce fait que le film Deep Throat, sorti en 1972, où une femme atteint l’orgasme en pratiquant le sexe oral. (Oui oui, vous avez bien lu.) Depuis, le monde débridé de la porno en ligne continue de nourrir ce type de fantasme phallocentrique. En 2015, le documentaire Netflix Hot Girls Wanted se penchait sur une facette particulièrement sordide de l’industrie. Présenté par Rashida Jones, il dresse un portrait plutôt sombre de la porno de type «barely legal» (mettant en vedette des femmes tout juste majeures) en exposant la nature de plus en plus violente et non consensuelle des scènes de porno dites d’«amateurs». «L’élément clé, c’est de ne jamais avoir l’air d’être vraiment impliquée dans ce qui se passe», y explique un réalisateur à une jeune actrice, avant d’indiquer à son collègue masculin: «Tu n’obtiens jamais un ‘‘oui’’ clair.» À l’ère des conversations sur le consentement, c’est inquiétant…

UN PHÉNOMÈNE PAS SI RÉCENT 

Le phénomène de la porno pour les femmes par les femmes n’est pas nouveau; au début des années 2000, l’actrice porno Jenna Jameson a profité de sa popularité pour lancer un site de streaming. Avant elle, l’actrice et réalisatrice Annie Sprinkle a mis le plaisir féminin au premier plan dans plusieurs de ses films, comme le révolutionnaire Inside Annie Sprinkle, en 1981. À la fin des années 1980, Susie Bright devenait quant à elle une pionnière de la littérature sexuelle féministe en tant que critique de films pornos chez Penthouse Forum, puis avec la création d’Herotica, toute première série de romans érotiques pour femmes. Les livres, évidemment, ont été pour beaucoup d’entre elles une porte d’entrée vers l’exploration de leur sexualité – comme vous le diront toutes celles dont la table de chevet a déjà dissimulé un roman érotique. «On a appris aux femmes à privilégier l’histoire plutôt que l’image, soutient Emily Witt, auteure de Future Sex, un livre traitant des femmes et du sexe à l’ère numérique. Les romans d’amour et les récits érotiques sont des types de fantasmes plus socialement acceptables.» Puis, le streaming vidéo fait son apparition. Depuis, la technologie permet aux femmes de découvrir ce qui les excite en toute intimité, souligne Witt.

Malgré tout, la pornographie ne devrait ni remplacer l’éducation sexuelle ni servir de manuel d’instruction pour la chambre à coucher. C’est en partie pour cette raison qu’en 2009, Cindy Gallop a lancé le site MakeLoveNotPorn, qui propose des films pornos mettant en vedette de «vraies personnes». Gallop, issue du milieu de la pub, a constaté que certains jeunes hommes qu’elle fréquentait répétaient, dans la chambre à coucher, des comportements fortement influencés par la porno. «C’est ce qui se produit quand l’accès illimité à la porno hardcore rencontre la réticence de notre société à parler de sexualité de manière honnête et ouverte», dit-elle. Aujourd’hui, le site est visité par plus de 400 000 personnes par jour, tous genres confondus. «Ce qui est génial, avec nos vidéos, c’est que rien n’est vu à travers les yeux des hommes, ajoute Gallop. Elles reflètent plutôt une forme d’égalité des sexes, les deux partenaires ayant beaucoup de plaisir tout en étant soucieux du plaisir de l’autre.»

DE LA PORNO… FÉMINISTE?

Mais la porno peut-elle être explicitement dédiée aux femmes? Plus complexe encore: peut-elle être féministe? La frontière semble floue, même pour les membres de l’industrie. «Je suis féministe, mais c’est difficile de qualifier une vidéo porno de féministe, dit Lust. Je crois que ce que les gens sous-entendent, par porno féministe, est que la personne derrière le produit est consciente des structures de pouvoir, des rôles genrés et de la diversité, et qu’elle tient à construire une société plus juste.» Pour l’actrice de films pour adultes Maria Riot, la réponse est tout aussi compliquée. «Je n’aime pas diviser la bonne porno de la mauvaise, parce que ça crée des ennemis alors qu’au fond, on travaille tous dans la même industrie, dit-elle. Je ne m’affiche pas comme féministe – je crois qu’il est plus ambitieux de vouloir changer la perception qu’ont les gens de la porno en général.» Il y a aussi la question du désir. «Être féministe, c’est accepter d’être excitée par des choses qui ne représentent pas l’égalité des genres, dit Witt. On peut avoir deux idées en tête: je suis maîtresse de ma sexualité. Je vais être honnête concernant ce qui m’allume. Ce n’est pas la dynamique que je souhaite appliquer dans le monde extérieur, mais c’est ce qui me plaît.»

Quant au futur de la porno? «Je crois qu’elle sera moins centrée sur l’homme et plus diversifiée en général, qu’on y verra une plus grande variété de fantasmes. Pour arriver à se libérer de toutes ces associations négatives, ajoute Witt, elle ne pourra tout simplement plus être dominée par les hommes.» Nous n’aurions pas su mieux dire.