La vie sentimentale d’Elizabeth Bennet, la jeune femme brillante et sans fortune du roman Orgueil et préjugés, de Jane Austen, n’est pas moins tumultueuse que celle de la célibataire déjantée imaginée par Helen Fielding dans Le journal de Bridget Jones. Ces deux héroïnes n’ont-elles pas vécu leur lot de déboires amoureux avant de finir chacune dans les bras de leur Mr Darcy? Reste qu’en comparant ces deux romans – publiés à près de 200 ans d’intervalle – on doit admettre que la vie des femmes a changé énormément au fil des décennies. Au 19e siècle, on se mariait surtout pour assurer sa sécurité financière; le rang et la réputation de notre prétendant comptaient bien plus que la profondeur des sentiments qu’on avait pour lui. Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’avoir la bague au doigt pour vivre avec celui qu’on aime, faire des enfants ou même s’amuser sous la couette! Mais est-ce à dire que les femmes sont plus épanouies en amour aujourd’hui qu’elles l’étaient auparavant? Non, si on en croit la sociologue israélienne Eva Illouz, auteure de l’essai Pourquoi l’amour fait mal – L’expérience amoureuse dans la modernité (Seuil). Cette dernière a comparé la vie sentimentale des héroïnes des romans de Jane Austen à celle des femmes d’aujourd’hui. Son constat? L’amour ne nous a jamais fait autant souffrir. Elle nous explique pourquoi.

Pourquoi les relations amoureuses nous rendent-elles plus malheureuses qu’avant? De nos jours, on souffre doublement au moment d’une séparation: il y a la douleur de la rupture elle-même, mais aussi celle de la remise en question qui s’ensuit. Si une relation n’a pas fonctionné, nous croyons que c’est parce que quelque chose cloche en nous. Par le passé, une rupture amoureuse pouvait bien sûr être difficile, mais elle ne heurtait pas notre valeur en tant qu’individu. Je pense que c’est un des effets pervers de la psychologie populaire qui, sans que ce soit son but, nous responsabilise à outrance, surtout dans le domaine amoureux. Les psychologues soutiennent que nos choix sont dictés par notre inconscient, comme si nous avions souhaité malgré nous nos échecs. C’est la raison pour laquelle sont parus dès les années 1980 une quantité de livres sur l’infidélité et la dépendance affective, censés nous expliquer pourquoi nos relations n’ont pas fonctionné, en s’appuyant sur l’idée que notre psyché est défaillante.

Il est vrai que lorsque notre partenaire nous laisse, on a souvent l’impression que c’est parce qu’on n’a pas été à la hauteur… Mais cela n’a-t-il pas toujours été le cas? Non. Au 19e siècle, par exemple, c’était plutôt la personne qui rompait ses engagements ou ses promesses de mariage qui était «coupable », à ses propres yeux et à ceux des autres. Le sens du devoir avait alors autant d’importance que les sentiments qu’on éprouvait pour quelqu’un. Aujourd’hui, les relations sexuelles et romantiques peuvent exister en dehors du mariage, et la morale ne les régit plus comme avant. D’un côté, c’est bien, puisque ça permet aux femmes de jouir des mêmes droits que les hommes. Mais de l’autre, ça signifie aussi que notre conjoint peut nous quitter sans ressentir la moindre obligation envers nous.

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Il semble aussi que les gens aient plus de difficulté à s’engager aujourd’hui. Pourquoi? Il est encore une fois intéressant de comparer nos moeurs avec celles de l’Europe du 19e siècle. À l’époque, lorsqu’une femme faisait ses débuts dans le monde à l’occasion d’un bal, il était clair qu’elle se cherchait un mari. Elle s’affichait ouvertement sur le marché matrimonial. Si elle s’y rendait sans avoir l’intention de se marier, ou si elle hésitait trop sur le choix d’un prétendant, on la traitait de coquette. Aujourd’hui, c’est presque exactement le contraire! Une femme qui cherche à se marier de façon trop explicite sera considérée par les hommes comme peu attirante, simplement parce qu’elle dévoile trop tôt ses intentions. Pour séduire l’autre, il faut y aller tout doucement et surtout lui prouver qu’on est indépendant sur le plan affectif. C’est devenu un critère très important dans le choix d’un partenaire. Il faut montrer qu’on est dans un rapport d’échange équitable et non pas dans une situation où on désire quelque chose que l’autre ne souhaite pas nous offrir.

Pourtant, on dispose aujourd’hui d’un plus vaste choix d’amoureux potentiels, ce qui devrait nous faciliter la tâche… Il est vrai que l’échantillon à partir duquel on choisit un partenaire s’est agrandi, puisqu’on peut jeter son dévolu sur quelqu’un d’une religion, d’une race ou d’un rang social autre que le sien, aussi bien que sur une personne du même sexe que soi. Avant la Seconde Guerre mondiale, trouver un partenaire sexuel revenait à se marier, et on devait opter pour une personne de la même classe sociale que soi. Après les années 1960, toutes ces barrières se sont effondrées, et heureusement! Aujourd’hui, l’endogamie – c’est-à-dire le fait de se marier au sein de son propre groupe social – et l’hétérosexualité ne sont plus les seules normes admises.

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Vous dites que ces transformations sociales avantageraient surtout les hommes… En effet, ces derniers ont l’avantage de pouvoir choisir à partir d’un échantillon encore plus étendu qu’avant: non seulement ils peuvent opter pour une partenaire d’une classe sociale équivalente ou inférieure à la leur, mais ils ont aussi la possibilité de choisir une personne beaucoup plus jeune qu’eux. La raison: ils disposent la plupart du temps de plus d’argent que les femmes, et leur pouvoir de séduction est très lié à leur statut socioéconomique. C’est ce qui explique pourquoi une femme de 25 ans peut tomber amoureuse d’un homme de 20 ans son aîné. Or, au 19e siècle, les hommes ne percevaient pas la jeunesse d’une femme comme une qualité, bien au contraire. Ils jugeaient les femmes mûres plus intéressantes que les plus jeunes parce qu’elles possédaient souvent plus d’argent. D’ailleurs, à cette époque, dans près du quart des mariages l’épouse était plus âgée que son mari. De nos jours, le sexappeal et la beauté revêtent une plus grande importance dans les rapports de séduction. C’est pour ça qu’on valorise autant la jeunesse et que les gens, surtout les femmes, redoutent le vieillissement.

Selon vous, l’avènement du féminisme aurait engendré une forme d’inégalité entre les hommes et les femmes sur le plan affectif. Pourquoi? Ce n’est pas la révolution féministe en tant que telle qui a eu cette conséquence, mais plutôt le fait qu’elle n’est toujours pas achevée. Les femmes ont davantage d’autonomie, certes, mais ça a surtout eu pour effet d’accorder une plus grande liberté sexuelle aux hommes. Avec la libération des moeurs, on a laissé tomber les conventions sociales qui régissaient auparavant le comportement sexuel. Ça a créé une asymétrie entre les sexes sur le plan émotionnel: les femmes désirent toujours une relation stable qui leur permettra d’avoir des enfants, tandis que les hommes détiennent encore le pouvoir et ont la possibilité d’avoir des relations sexuelles sans s’engager.

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Est-ce à dire que les hommes et les femmes étaient égaux auparavant? Dans l’Angleterre du 19e siècle, ils l’étaient pour ce qui est de la rencontre matrimoniale. Tous deux désiraient le mariage, car cette union leur permettait de survivre économiquement et de préserver leur position sociale. Je dirais même que les hommes souhaitaient davantage se marier que les femmes. En fondant une famille, ils accédaient au statut de patriarche. Ça leur donnait la possibilité de transmettre leur nom et leur procurait du pouvoir sur leur femme et leurs enfants. Les femmes, elles, avaient le dessus sur le plan sentimental, car ce sont elles qui décidaient si elles voulaient ou non d’un prétendant. Aujourd’hui, il y a une asymétrie émotionnelle entre les désirs de l’homme et de la femme. Et cette inégalité est récente dans notre histoire, contrairement aux idées reçues.  

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