Tout a commencé en 2004. J’avais alors 24 ans. Je venais tout juste d’obtenir mon diplôme universitaire et je cherchais un emploi. Je me suis présentée à une entrevue dans une firme de multimédia. C’est là que j’ai rencontré Charles. C’était le directeur et, dès le premier regard, je l’ai trouvé sympathique. L’entretien s’est déroulé à merveille, et j’ai décroché le boulot.

Charles et moi formions une équipe du tonnerre! Pour moi, c’était un patron extraordinaire. De son côté, il m’appréciait beaucoup en tant qu’employée et, comme il reconnaissait la qualité de mon travail, ça me motivait encore davantage à bien le faire.

Cette situation faisait en sorte que, chaque matin, j’étais pressée de me rendre au bureau. Jour après jour, une grande complicité s’installait entre nous. Chaque fois que nous en avions l’occasion, nous tentions de nous retrouver afin d’échanger quelques mots ou de partager un lunch. Pour être honnête, je ressentais quelque chose de spécial pour lui, mais je n’osais pas me l’avouer.

Dans ma tête, c’était inconcevable, interdit même d’éprouver de l’attirance pour lui! Premier obstacle: je n’étais pas libre, j’avais un copain. Deuxième obstacle: notre différence d’âge. Charles avait 43 ans, soit presque 20 ans de plus que moi. Il aurait pu être mon père! De plus, il était mon patron et je ne souhaitais pas mélanger vie amoureuse et vie professionnelle.

Six mois plus tard, mon copain et moi, nous nous sommes quittés. Quand je suis arrivée au bureau, Charles a tout de suite remarqué que je n’étais pas dans mon assiette. Il s’en est inquiété et je lui ai répondu que je traversais un moment difficile, sans lui donner de détails. Je pense qu’il n’aimait pas me voir triste. Cette semaine-là, dans l’ascenseur, je l’ai pris spontanément dans mes bras et nous nous sommes enlacés tendrement. Je crois que j’avais besoin de réconfort. C’était la première fois que nous avions un contact si intime et si chaleureux. Je ne pouvais plus continuer à me mentir: Charles m’attirait vraiment. Pourtant, quelque chose en moi m’interdisait de l’admettre et reléguait mon désir dans les sphères d’un amour impossible et déraisonnable.

Plus le temps passait, plus mes sentiments pour mon patron s’intensifiaient. Et tout me laissait croire que c’était réciproque. Un beau jour d’octobre, j’ai osé lui confier que j’avais besoin de lui parler. Il m’a alors invitée à souper chez lui. J’avais l’estomac noué. Mon coeur battait à tout rompre. À plusieurs reprises dans la soirée, Charles m’a demandé ce que je souhaitais lui dire. Chaque fois, je détournais la question jusqu’à ce que je lui avoue, candidement, que j’avais des sentiments pour lui. Évidemment, Charles s’en doutait. Ses premières paroles ont été: «Qu’est-ce qu’on fait?» Comme moi, il voyait les nombreux obstacles qui rendraient notre relation amoureuse compliquée. Comment allions-nous agir au bureau? Comment gérer notre grande différence d’âge? D’un commun accord, nous avons choisi de plonger, en nous promettant de garder notre liaison ultrasecrète. Le reste de la soirée a été magique…

Notre histoire d’amour a duré deux ans. Deux années remplies de moments de pur bonheur et de nombreux déchirements. Les premiers mois de notre union ont été idylliques. Je découvrais avec ravissement que nous nous complétions sur tous les plans. Notre relation était des plus passionnelles. Évidemment, nous nous voyions en catimini. Nous étions souvent sur nos gardes. Pas question de sortir dans des endroits très fréquentés – et lorsque nous le faisions, c’était en feignant une simple amitié. Jamais je n’ai tant parlé avec mes yeux! Lorsque nous étions au bureau, nous usions de toutes sortes de subterfuges pour ne pas éveiller les soupçons.

Si nous arrivions en même temps le matin, je rentrais la première. Il s’en allait prendre un café et revenait 10 minutes plus tard. Puis, quand il se présentait au bureau, je le saluais comme si de rien n’était. Durant la journée, chaque fois que Charles passait près de moi, il me frôlait discrètement. Je feignais de rester de glace mais, dans les faits, j’avais les jambes molles comme de la guenille! Au début, ce jeu nous a amusés; nous nous sentions amoureux, espiègles, un peu gamins.Au fil du temps, cette relation secrète est devenue de plus en plus lourde et contraignante. Nous avions envie de sortir et de nous promener main dans la main, de flâner en amoureux dans les endroits publics, de nous aimer haut et fort à toute heure du jour. Nous n’en pouvions plus de cacher à notre entourage que nous étions amoureux. Mais pour moi, les choses étaient nettement plus compliquées que pour lui.

Je suis née au Québec, mais mes parents viennent d’Asie. Ils ont conservé les valeurs traditionnelles de leur culture d’origine. À vrai dire, ils sont très stricts. Ils veulent à tout prix donner une image parfaite de leur famille. Pour eux, la différence d’âge entre Charles et moi aurait été un véritable affront. Ma mère n’aurait pu tolérer que mon amoureux ait presque le même âge qu’elle. Cette révélation aurait eu l’effet d’un tsunami dans notre famille.

Charles, de son côté, n’acceptait pas que mes parents aient autant d’emprise sur moi. Sans vouloir me forcer à leur avouer que nous nous aimions, il tentait quand même de me raisonner. Selon lui, si j’osais dire la vérité au sujet de notre histoire, la colère de mes proches ne serait qu’un mauvais moment à passer.

La barrière culturelle était bien réelle, et nous n’arrivions pas à la franchir. C’est ainsi qu’a commencé la valse des ruptures et des réconciliations. L’obligation de se fréquenter en cachette était au coeur de nos disputes. Charles ne supportait plus cette situation. Chaque fois que nous rompions, c’était pour mieux revenir ensemble, plus passionnés que jamais. Nous étions attirés l’un vers l’autre comme deux aimants. À chaque nouveau départ, Charles faisait toujours un peu plus pression sur moi pour que je dévoile la vérité. Je lui promettais de le faire mais, une fois à la maison, je voyais mes résolutions fondre comme neige au soleil. Je voyais combien il tenait à moi et je l’aimais comme jamais je n’avais aimé jusque-là, mais je ne pouvais pas me résoudre à affronter mes parents. L’idée de briser l’harmonie de notre famille m’apparaissait insoutenable.

Un jour, j’ai cru avoir enfin trouvé la solution. Charles n’avait qu’à se teindre les cheveux! Si on arrivait à camoufler ses quelques cheveux blancs, je pourrais le présenter à ma famille en laissant croire qu’il était dans la trentaine… Il a refusé, convaincu que cette solution ne ferait que perpétuer le cercle infernal dans lequel nous nous étions enfermés depuis le début. Au fond, j’étais d’accord avec lui. Tout finit toujours par se savoir. Tôt ou tard, nous allions devoir nous afficher tels que nous étions.

Il faut une bonne dose de courage pour s’élever contre les tabous et remettre en question l’autorité parentale. Je n’ai malheureusement pas eu cette audace. Charles et moi nous sommes quittés il y a presque un an. Et nous ne travaillons plus ensemble non plus.

Il y a quelques mois, je lui ai écrit pour prendre de ses nouvelles. Quand j’ai vu son nom apparaître dans ma boîte de réception de courriels, ça m’a fait un grand plaisir. Il m’a répondu que lui aussi, il pensait encore à moi, que je lui manquais, mais que pour les raisons que nous connaissions tous les deux, il valait mieux ne plus s’écrire ni s’appeler. J’ai respecté sa demande.

Aujourd’hui, j’ai refait ma vie avec un autre homme. Mon histoire avec Charles gardera cependant toujours une place très spéciale dans mon coeur. Si j’ai choisi de la raconter, c’est parce que je sais que plusieurs jeunes femmes se reconnaîtront dans mon récit. En toute honnêteté, je regrette de ne pas m’être battue pour mes convictions. À cause de mon manque de persévérance, mon histoire d’amour avec Charles restera toujours comme un livre ouvert, abandonné sur une table de chevet…

Je constate à quel point les valeurs et les coutumes peuvent nous inhiber. Or, quand ces principes et ces traditions empêchent deux personnes de s’aimer, je crois qu’il faut se poser des questions.

PROPOS RECUEILLIS PAR HÉLÈNE BÉLANGER-MARTI