À la fin de la populaire télésérie Sex and the City, l’héroïne, Carrie Bradshaw, déclare qu’elle cherche «l’amour, le grand, celui qui est ridicule, incommodant, brûlant et dont on ne peut se passer». En entendant sa tirade d’incorrigible romantique, plusieurs d’entre nous ont, il faut bien l’avouer, poussé un petit cri d’approbation. Cependant, plus d’une décennie plus tard, son discours semble… désuet.

Au sujet de «l’âme sœur», nos sentiments sont aujourd’hui beaucoup plus partagés – comme dans la culture pop que nous consommons. Prenons pour exemple quelques séries télé à succès. À la fin de la première saison de la comédie Master of None, Dev (joué par Aziz Ansari, auteur et cocréateur de la série) assiste à un mariage accompagné de Rachel, son amoureuse. Alors qu’ils regardent les époux échanger leurs vœux, Dev tente d’imaginer ce qu’il dirait à sa douce dans la même situation: «Rachel, je ne suis pas 100 % certain de t’aimer. Suis-je censé être à tes côtés pour toujours? Je n’en ai aucune foutue idée! Et même si je n’en suis pas sûr, doit-on se séparer pour autant? Ça me paraît un plan merdique, ça aussi.»

Il y a aussi l’histoire rocambolesque – et très intermittente – de Mickey et Gus, dans la série Love. Ou celle d’Hannah, dans Girls, qui, au terme de la sixième saison, abandonne tout espoir de réconciliation avec Adam, celui qu’elle croyait être the one. Le temps de l’âme sœur serait-il révolu?

Les psychologues étudient le phénomène depuis des années. En 1997, le chercheur Arthur Aron a même tenté de «fabriquer» des relations amoureuses dans son laboratoire new-yorkais. Il a invité des étrangers à se poser 36 questions de son cru, allant d’un simple «Aimerais-tu être célèbre?» à un plus profond «Quand as-tu pleuré devant quelqu’un pour la dernière fois?». Le scientifique demandait ensuite aux couples de se regarder dans les yeux, en silence, durant 4 minutes. Selon son inventeur, ce procédé permettrait d’accélérer la création d’un sentiment d’intimité et de vulnérabilité entre les sujets, deux éléments-clés dans le développement d’une relation amoureuse. Certains de ses cobayes sont devenus des amis proches, d’autres se sont même mariés! Depuis, cette expérience a été citée dans de nombreuses études, qui en sont venues à une conclusion plus ou moins similaire: une connexion entre deux personnes ne s’établit pas spontanément: il faut la créer.

Mandy Len Catron, professeure d’anglais à l’Université de Colombie- Britannique, a pris les résultats de cette expérience à cœur. Forte de l’expérience acquise durant ses relations amoureuses passées, elle a, en 2015, reproduit à sa façon les fameuses 36 questions d’Aron dans la chronique Modern Love du New York Times. Son article, censé nous expliquer comment «aimer mieux», est devenu viral – et a aussi permis à la professeure de tomber amoureuse de son cobaye, avec qui elle vit toujours aujourd’hui! «J’ai longtemps cru que l’intensité des sentiments était la chose la plus importante dans un couple, dit Mme Catron, dont l’article a été adapté en livre sous le titre: How to Fall in Love With Anyone. Maintenant, je crois qu’il vaut mieux trouver une bonne personne, avec des valeurs correspondant aux nôtres, et avec qui on sent que nos sentiments peuvent se développer.» Mais attention! Ce conseil n’est pas une invitation à refaire notre vie avec le prochain célibataire que nous croiserons sur Tinder. Ni à rester dans une relation qui ne nous convient pas.

Cette approche des relations amoureuses peut manquer terriblement de romantisme au goût de certains. Pourtant, il semble que penser à l’amour et à l’histoire romantique de façon plus pragmatique ne peut que faciliter notre vie sentimentale – du moins à long terme. Selon une étude parue en 2014 et réalisée par l’Université de Toronto, les gens en couple qui considèrent qu’ils ne sont pas «destinés» l’un à l’autre sont plus heureux dans leur relation. La raison: ils seraient plus enclins à accepter les hauts et les bas inhérents au fait d’être dans une relation sérieuse.

Les participants qui croient au concept de l’âme sœur étaient plus nombreux à se dire insatisfaits des conflits mineurs régnant au sein de leur relation», explique Mandy Len Catron. D’autres études laissent supposer que ceux qui pensent n’être destinés qu’à une seule personne travaillent moins sur leur couple lorsque survient une situation difficile. Dans une relation entre deux âmes sœurs, tout devrait toujours aller comme sur des roulettes, non? En clair, si l’on croit en l’idée d’un «match parfait», sans failles, le reste peut vite nous paraître comme étant un substitut banal de l’histoire d’amour avec un grand «A» qu’on devrait vivre.

Il peut toutefois être ardu de résister à ce fantasme du partenaire idéal que nous sommes destinés à aimer. Mme Catron admet que près de la moitié de ses étudiants affirment croire à l’âme sœur. Selon eux, penser aux relations amoureuses d’une façon scientifique ruine le mystère qui les entoure. C’est une question à se poser: perdons-nous quelque chose à cesser de fabuler et à accepter que l’amour à long terme soit un travail pour lequel on doit fournir des efforts constants?

Carrie Jenkins, professeure de philosophie à l’Université de Colombie-Britannique, estime que nous devrions au moins arrêter de penser qu’il existe un modèle standard de réussite en ce qui a trait à l’amour. Pour l’enseignante, «une relation amoureuse est une chose vivante. Si elle est en santé, elle grandira et changera au fil du temps.» Un sujet épineux qu’elle approfondit dans le livre What Love Is: And What It Could Be. «Disons qu’une histoire d’amour est un gros buffet à volonté. Au lieu d’être un menu fixe – sexe, monogamie, déménagement, mariage, enfants, etc. –, chaque relation peut être personnalisée selon nos envies et nos besoins.» Car peu importe que nous croyions ou non à l’âme sœur, l’essentiel est que notre histoire d’amour soit parfaite… pour nous!