Pensez-y. Combien d’heures par jour votre peau est-elle en contact avec du tissu? Draps, serviettes de bain, sièges de voiture, vêtements: les textiles sont littéralement une extension de notre corps. Et, ô surprise, des cellulaires aux tablettes, la technologie l’est tranquillement devenue, elle aussi. La rencontre de ces deux éléments — textiles et technologie — était écrite dans le ciel, et elle est garante de bien des promesses. Le Québec, qui se positionne comme une plaque tournante de cette industrie en plein essor, est d’ailleurs l’un des premiers à y croire.

TECHNIQUE OU TECHNOLOGIQUE?

Il est important de bien différencier ces deux catégories. Les tissus techniques, pleinement intégrés dans nos vies, sont considérés comme étant «passifs». Les habits de sport regorgent de ce type de matières! Par exemple, les tricots de la collection anti-odeur Silverescent, de Lululemon, sont constitués d’argent, une matière reconnue pour ses propriétés antibactériennes et dont la performance ne fluctue pas. À l’opposé, un textile intelligent est «réactif»: «Il a la propriété de s’activer à certains moments, lorsqu’il y a détection d’un stimulus», explique Justine Decaens, chargée de projet au Groupe CTT, un centre de recherche québécois spécialisé en technologie textile, qui est réputé à l’international. La plupart du temps, des capteurs, des antennes, des fibres optiques ou des fils conducteurs intégrés dans les fibres initient ces réactions en chaîne. Imaginez un manteau d’hiver capable de chauffer dès que la température chute. Trop beau pour être vrai? Ce type de produit pourrait se retrouver dans notre penderie bien plus rapidement qu’on ne le pense.

LE QUÉBEC: UN INCUBATEUR MONDIAL

Si elle est aujourd’hui mal en point, l’industrie textile traditionnelle du Québec a longtemps été extrêmement lucrative. Le marché des tissus intelligents, en expansion monstre, compenserait cette perte de vitesse.

«Le Québec investit énormément dans la recherche textile au croisement des arts et de la technologie», nous apprend Joanna Berzowska, professeure associée au Département de design et d’arts numériques de l’Université Concordia, fondatrice et directrice du XS Lab et chercheuse de l’Institut Milieux. «Et ce genre de financement n’existe nulle part ailleurs dans le monde!» précise-t-elle.

Aux États-Unis, un autre épicentre de la recherche sur les textiles intelligents, on observe les percées les plus importantes au sein de l’armée ou de grandes entreprises, comme Google. Quant aux Pays-Bas, ils mènent le bal en santé grâce à des géants comme Philips, qui récolte une bonne partie des brevets dans le domaine.

De retour chez nous, mentionnons que le Conseil national de recherches du Canada (CNRC) vient de créer l’Alliance pour l’innovation en prêt-à-porter intelligent. Cette nouvelle initiative vise à favoriser un circuit d’échanges d’idées et de collaborations entre des dizaines d’entreprises canadiennes. Le but ultime? S’assurer que le Canada deviendra un leader du textile techno à l’échelle mondiale, car si l’on se fie aux prédictions commerciales, ce secteur très spécialisé est une véritable mine d’or en puissance.

LE SPORT, LA SUPERSTAR

Selon le cabinet de recherche IDC, la vente mondiale de prêt-à-porter intelligent devrait atteindre les 126,1 millions d’unités d’ici 2019. Dans notre culture occidentale mordue de bien-être et de remise en forme, inutile de préciser que beaucoup de ces «unités» devraient cibler les fanas de sport, et plusieurs compagnies ont déjà saisi la balle au bond. À ce titre, l’entreprise montréalaise OMsignal, spécialisée en vêtements intelligents, est en train de révolutionner le monde du fitness! Peut-être avez-vous d’ailleurs entendu parler de son fameux polo techno, conçu en collaboration avec Ralph Lauren. Lancé lors du tournoi de l’US Open en 2014, le chandail PoloTech était porté par les chasseurs de balles afin que soient mesurés leurs signaux biométriques. La compagnie a récidivé en septembre dernier avec une version pour femmes (enfin!), sous la forme d’un soutien-gorge de sport baptisé OMbra. Les capteurs intégrés dans la fibre (les rendant totalement imperceptibles) mesurent notre rythme cardiaque, notre capacité pulmonaire ainsi qu’une foule d’autres données destinées à nous donner l’heure juste au terme de notre session d’entraînement. Au moyen de l’application OMfit ou OMrun, les données sont transmises à notre téléphone intelligent, puis analysées afin de nous livrer des conseils personnalisés en temps réel. Cela équivaut à suer aux côtés d’un entraîneur 2.0! La différence avec les montres de sport intelligentes de style Fitbit réside dans la précision quasi médicale des données récoltées, car «il est beaucoup plus facile de capter les signaux internes à partir du torse que du poignet», explique Stéphane Marceau, cofondateur et président de OMsignal.

 

Le soutien-gorge OMbra, par OMsignal

 

Les capteurs intégrés à même la fibre du soutien-gorge OMbra, créé par l’entreprise montréalaise OMsignal, récoltent une foule de signaux internes.

Photographe: OMSignal

 

LE PRÊT-À-PORTER, LENTEMENT MAIS SÛREMENT

Contrairement au milieu du fitness, celui de la mode traîne un peu la patte dans l’adoption des tissus intelligents. Selon Justine Decaens, c’est principalement une question de budget: «Le prix de vente des produits très spécialisés peut être plus élevé, car leur côté pratique le justifie», explique-t-elle. En mode, c’est une autre histoire. La perspective de porter un chandail qui s’illumine dans le noir n’est simplement pas assez attrayante pour convaincre un consommateur de payer le prix fort. Et comme plusieurs étapes de fabrication sont encore manuelles, nous sommes loin du jour où les prix réduiront de manière significative.

Qu’en est-il des créateurs de vêtements haut de gamme, qui comptent une clientèle encline à dépenser plus? Selon Elisa C-Rossow, designer montréalaise de luxe, le manque d’accessibilité et de connaissances demeure un obstacle majeur. «En mode, on n’étudie pas les tissus intelligents, on les survole dans le meilleur des cas», dit-elle. Il devient alors très difficile pour les créateurs de comprendre et même de considérer le potentiel de ces nouvelles percées scientifiques. De plus, l’aspect gadget ne doit pas miner la qualité du design. Plusieurs compagnies se sont d’ailleurs butées à cette réalité — on se rappellera des très peu esthétiques lunettes Google Glass. Même si elles ne sont pas un produit textile, leur flop indique que les consommateurs potentiels continuent de privilégier le «beau» par rapport au «techno». Même son de cloche chez Elisa. «L’élégance et l’intemporalité demeurent mes objectifs principaux. Je n’ai jamais utilisé de textiles intelligents, car ceux que j’ai pu voir ne sont tout simplement pas à la hauteur.»

 

La robe Can't, par Ying Gao

 

Ying Gao, professeure à l’École supérieure de mode de Montréal, designer et artiste textile encensée à l’international, a créé deux robes, baptisées Can’t et Won’t, qui s’animent et «respirent» grâce à un système de reconnaissance des expressions faciales intégré au tissu.

Photographe: Dominique Lafond

 

TECHNOLOGIQUE ET… ÉTHIQUE?

Faudra-t-il un jour se départir de nos vêtements intelligents avec autant de précautions que s’il s’agissait de piles ou d’ordinateurs? Au-delà de la question environnementale, l’éthique liée à l’usage des données privées récoltées par ces gadgets demeure l’un des enjeux majeurs. Ainsi, le soutien-gorge OMbra est un puits de renseignements personnels. Heureusement, ses créateurs ont conçu plusieurs niveaux d’algorithmes complexes afin de protéger l’identité de ses consommateurs. Difficile d’affirmer pour autant que toutes les compagnies auront ce même souci de confidentialité.

LE FIL D’ARAIGNÉE SYNTHÉTIQUE

Certaines étoffes ne deviennent pas intelligentes lorsqu’on les porte – elles sont intelligemment conçues. Ainsi, saviez- vous que la soie d’arachnide (le fil que l’araignée produit pour tisser sa toile) est l’une des fibres les plus résistantes au monde? Elle bat même le Kevlar, tissu utilisé dans la conception des gilets pare-balles. Ses propriétés dignes de Spiderman additionnées à son aspect soyeux font d’elle une superstar des labos textiles. Des compagnies comme Spiber et Bolt Threads, basées respectivement au Japon et en Californie, sont parvenues à reproduire cette fibre de manière synthétique, en utilisant uniquement des protéines naturelles. Le potentiel mode de ce nouveau polymère s’est d’ailleurs manifesté dans la Moon Parka, fruit d’une collaboration entre The North Face et Spiber, introduisant ainsi sur le marché la première veste au monde fabriquée à partir de soie d’araignée! Le manteau n’est offert qu’au Japon pour l’instant et se vend au prix de 1000 $ US. Une bonne excuse pour faire un voyage, non?

DU VRAI CUIR, SANS TUER D’ANIMAUX

Vous avez bien lu! La compagnie new-yorkaise Modern Meadow a découvert le moyen de créer du cuir à partir d’une simple protéine de collagène. Ce processus, qui s’amarre à la popularité grandissante des biotechnologies, se déroule entièrement en laboratoire, sans un abattoir en vue. Contrairement à la peau traditionnelle, ce type de cuir peut se modeler aux désirs esthétiques les plus fous des créateurs! Un suède jaune canari ou un cuir d’autruche noir jais? L’imagination est la seule limite. Cette solution de rechange répond aussi à la question des droits des animaux et à celle de l’environnement. Ce n’est pas un secret: l’industrie du cuir, particulièrement celle du tannage, est extrêmement nocive pour l’écosystème. On espère que cette technique, encore embryonnaire, pourra un jour satis- faire la demande mondiale.