En 2016, la marque italienne Dolce & Gabbana a cru bon d’offrir sur son site des chaussures baptisées «sandales d’esclave», avant de faire les manchettes deux ans plus tard en lançant une série de vidéos montrant – et ridiculisant – une mannequin asiatique qui tentait de manger une pizza ou encore un cannoli avec des baguettes. Le but? Faire la promotion de son prochain défilé à Shanghai… Dans la foulée, le compte Instagram Diet Prada (@diet_prada), critique de la mode à l’ère des réseaux sociaux, a révélé – images à l’appui – que le créateur de la griffe Stefano Gabbana avait envoyé des messages privés à un utilisateur depuis son compte personnel dans lesquels il insultait la Chine et ses citoyens. À la suite de cette controverse, le défilé à Shanghai a été annulé, mais le designer, lui, est toujours aux commandes de la maison. La même année, en 2018, Prada dévoilait sa collection Pradamalia, une collection capsule de figurines insolites, dont un singe noir nommé Otto, offert sous forme de porte-clés. Seul hic: les internautes ont rapidement souligné la ressemblance de l’animal avec un blackface – soit le fait de se grimer le visage, de façon caricaturale et raciste, dans une teinte plus foncée que la couleur de sa peau. Même son de cloche lorsque Gucci a présenté l’année dernière un pull à col roulé noir remontant jusqu’au nez et affichant une bouche rouge. Les exemples se trouvent à la pelle sur Internet, et on aurait pu tout aussi bien mentionner Marni, qui a causé une polémique cet été avec sa campagne «L’ambiance de la jungle», mettant en vedette des mannequins noirs, ou encore Marc Jacobs, accusé d’appropriation culturelle pour avoir affublé de dreadlocks les tops, principalement blanches, de son défilé printemps-été 2017.

Défilé Marc Jacobs printemps-été 2017

Défilé Marc Jacobs printemps-été 2017Imaxtree

Le problème de l’activisme de performance

Dans une industrie élitiste, qui met de l’avant une vision eurocentrique, les exemples de dérapage, de racisme et d’appropriation culturelle sont nombreux et ne datent pas d’hier. Mais avec le mouvement Black Lives Matter, qui se bat contre les discriminations et les injustices que subit la communauté noire, et les manifestations contre les violences policières, réprimées brutalement aux États-Unis, la mode, qui a trop longtemps fait la sourde oreille, semble se réveiller, et les choses commencent, du moins en apparence, à bouger. Il y a eu le mea culpa d’Anna Wintour: la rédactrice en chef de Vogue s’est excusée pour les contenus intolérants qui ont pu être publiés au fil des années dans son magazine, de même que pour le manque de diversité au sein de son équipe. Il y a eu aussi les départs précipités de Yael Aflalo, fondatrice de la marque Reformation, et de Leandra Medine Cohen, la blogueuse derrière le site Man Repeller, accusées de racisme par leurs employés.

Et puis, il y a surtout eu, bien sûr, la déferlante de carrés noirs sur Instagram en juin pour dénoncer les violences policières à la suite de la mort de George Floyd lors de son arrestation. Les grands noms de la mode se sont empressés de publier ce fameux symbole, dont Celine… qui n’avait pas montré un seul visage racisé sur son compte depuis juin 2019, comme l’ont souligné Diet Prada et le blogueur Bryan Gray Yambao, alias @bryanboy, qui n’hésite pas à épingler les acteurs de l’industrie et leur hypocrisie. La marque parisienne, comme d’autres griffes, a été accusée de faire de l’activisme de performance, soit un militantisme de façade dans le seul but d’accroître son capital social, sans qu’il y ait d’actions concrètes au rendez-vous. Il faut dire qu’après l’incendie de Notre-Dame de Paris en 2019, les groupes de luxe s’étaient précipités pour faire des dons de plusieurs millions de dollars… mais dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, les marques ont été bien plus lentes à réagir, bien que Balenciaga, H&M, Nike, Gap, Levi’s et Lululemon notamment aient promis d’apporter un soutien financier à divers organismes qui défendent les droits des communautés noires, dont la National Association for the Advancement of Colored People ou NAACP («Association nationale pour la promotion des personnes de couleur»). «Après les assassinats de George Floyd et de Breonna Taylor, de nombreuses griffes et des influenceurs ont publié des messages de solidarité sans qu’il y ait pour autant le moindre changement de leur part, explique la créatrice canadienne Aurora James, qui dirige la marque éthique Brother Vellies de New York. Ils disent qu’ils soutiennent le mouvement Black Lives Matter, mais il n’y a aucune diversité dans leur administration ou dans les contenus qu’ils partagent.» De fait, si les passerelles des défilés embrassent désormais une certaine hétérogénéité (lors des Semaines de mode automne-hiver 2020-2021, de New York à Paris, en passant par Londres et Milan, 40,6 % des mannequins étaient racisées), la blancheur caucasienne reste la grande tendance dans les hautes sphères du luxe. Pour preuve, seuls Olivier Rousteing, chez Balmain, et Virgil Abloh, fondateur d’Off-White et directeur artistique de la collection pour hommes de Louis Vuitton, peuvent se targuer d’être à la tête d’une de ces grandes maisons ancrées dans les traditions.

Otto, figurine de la collection Pradamalia, de Prada

Changer le statu quo

En juin dernier, la journaliste et rédactrice en chef de Teen Vogue, Lindsay Peoples Wagner, a lancé Black in Fashion Council, main dans la main avec Sandrine Charles, une experte des relations publiques. Le but de ce comité, qui regroupe de nombreux talents de la mode, dont la styliste et costumière Shiona Turini, qui prête son œil affûté à la série télé Insecure, et Tamu McPherson, derrière le blogue All the Pretty Birds? «Forcer la diversité et l’inclusion dans les structures organisationnelles, tout en rectifiant les politiques systémiquement racistes qui ont imprégné l’industrie depuis des centaines d’années», peut-on lire sur le site. Le Conseil souhaite ainsi établir un indice d’égalité qui mettra en lumière les politiques et les pratiques des entreprises à l’égard de leurs employés noirs, dans les secteurs de la mode et de la beauté, et il invite les marques à y participer activement.

Aurora James, elle, est à l’origine de l’initiative 15 % Pledge, lancée cet été, qui somme les grands détaillants de diversifier leur offre en donnant au moins 15 % de visibilité à des marques Black-owned, soit le pourcentage de la population noire des États-Unis. «Nous demandons à ces grandes entreprises de passer à l’action, et de repenser leur stratégie et leurs relations d’affaires afin de représenter la communauté noire dans leurs rayons, explique la créatrice. [Nous] dépensons des milliards de dollars [aux États-Unis] chaque année, pourtant nous ne représentons qu’un pourcentage insignifiant de la façon dont ces entreprises répartissent leur pouvoir d’achat. […] Si elles apprécient notre argent, alors elles devraient également nous valoriser et nous montrer que nous sommes représentés.» L’initiative a notamment été signée par Sephora et Rent the Runway, un service de location de vêtements et d’accessoires griffés en ligne, et a migré au-delà de la frontière américaine pour s’implanter au Canada. «C’est tellement important de faire une place aux designers PANDC [personnes autochtones, noires et de couleur], déclare Sage Paul, fondatrice de l’Indigenous Fashion Week Toronto, une Semaine de mode canadienne qui met de l’avant le talent des créateurs autochtones d’ici et d’ailleurs. On n’a pas attendu l’aval de l’industrie de la mode grand public: on a créé notre propre place, à nous, qui est à l’image de la façon dont nous voulons être représentés.» Pour combattre le racisme systémique, Sage Paul recommande aux marques de s’intéresser à ce qui se fait en dehors de l’industrie occidentale traditionnelle pour accueillir une mode multiculturelle. «De nombreuses plateformes de mode existent déjà, auxquelles le secteur peut s’adapter, rappelle la fondatrice. Le changement n’est pas facile, et il peut être lourd, mais il est nécessaire.» Celui-ci doit aussi, selon Sage Paul, passer par une collaboration étroite entre les marques caucasiennes et les communautés qui les inspirent afin de mettre un terme à l’appropriation culturelle.

Reste que le chemin à parcourir est encore long avant que la mode soit activement antiraciste. Certes, la diversité est nécessaire autant sur les passerelles qu’au premier rang des défilés, qu’à la tête des maisons de luxe ou au sein même des entreprises, mais le secteur de la mode doit aussi – et impérativement – repenser sa chaîne d’approvisionnement. «Je crois qu’il faut projeter la libération des Noirs dans le contexte de la libération de toutes les nationalités opprimées», disait la militante Angela Davis en 1975. Quarante-cinq ans plus tard, ses mots résonnent encore. Car pour lutter contre toute forme de discrimination, encore faut-il ne pas exploiter les populations racisées dans des pays où la main-d’œuvre est bon marché. Vendre du rêve… oui, mais à quel prix?

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