La saison de la mode automne/hiver 2024/2025 a été marquée par une certaine… normalité. Il y a eu quelques défilés que l’on peut qualifier de captivants : La collection Femme Vortex de Dilara Findikoglu a mémorablement superposé corsetterie et pièces athlétiques ; GCDS était teinté d’horreur avec une collection d’une beauté digne de nous hanter ; Vetements a présenté une cape surdimensionnée ornée d’ours en peluche ; Miu Miu a servi des robes d’infirmières en bleu Klein ; et la reprise de Vivienne Westwood par Andreas Kronthaler a présenté d’inoubliables bottes païennes à plateforme. Les tendances phares des dernières saisons — robes transparentes, épaules larges, couleurs vives et tailleurs office siren —, qui n’ont d’ailleurs plus rien de nouveau, se faisaient remarquer sur presque tous les défilés.

A-t-on l’impression que la mode est en perte de vitesse parce que tout ce qui a suivi la collection haute couture printemps 2024 de Margiela — qui était d’une beauté si obsédante et d’un pouvoir émotionnel si fort que certains spectateurs ont pleuré — semble fade? Notre amour du beige et du quiet luxury a-t-il vidé la mode de sa fantaisie? Ou bien le prêt-à-porter n’est-il qu’un reflet de la culture qui contraste avec le concept d’exclusivité de la couture et qui adopte une similitude collective rappelant les résultats des algorithmes?

Quel que soit l’angle adopté pour évaluer la situation, la conclusion de cette saison est claire : l’accélération de la technologie a débarqué dans nos garde-robes. Pour le meilleur ou pour le pire, la mode normcore pilotée par des algorithmes se déploie sous la forme de vêtements sans genre, sans prétention, d’apparence ordinaire, qui mélangent les tendances les plus populaires d’une manière à donner un résultat qui ne se distingue tout simplement pas. 

Kyle Chayka, auteur de Filterworld : How Algorithms Flattened Culture, suit depuis un certain temps la progression de la domination algorithmique sur la mode et la culture. C’est en 2016 qu’il a remarqué pour la première fois l’« AirSpace », un terme qu’il a inventé pour qualifier l’indifférenciation esthétique des cafés, centres commerciaux, aéroports et autres espaces publics de la planète. Selon Chayka, ce terme reflète une mondialisation qui a plus à voir avec l’utilisation universelle d’applications qu’avec une quelconque réalité géographique ou culturelle.

«En tant qu'art le plus éphémère, la création de mode peut évoluer à la vitesse des mèmes. Les délais d'expédition sont aujourd’hui [pratiquement] instantanés, de sorte que nous pouvons consommer des vêtements à la même vitesse et [avec la même] ferveur que le contenu, qui change chaque semaine sur TikTok.»

Aujourd’hui, l’AirSpace a cédé la place au « Filterworld », une nouvelle réalité dans laquelle nos goûts culturels sont dictés par des algorithmes. Dans le domaine de la mode, cela signifie que les machines déterminent nos choix vestimentaires grâce à l’amplification algorithmique des tendances dominantes. Chayka note que les algorithmes se nourrissent de la mode rapide, ce qui fait de la cabine d’essayage un Airspace parfait. « Les calendriers de production ont épousé les cycles de tendance des médias sociaux », explique-t-il. « En tant qu’art le plus éphémère, la création de mode peut évoluer à la vitesse des mèmes. Les délais d’expédition sont aujourd’hui [pratiquement] instantanés, de sorte que nous pouvons consommer des vêtements à la même vitesse et [avec la même] ferveur que le contenu, qui change chaque semaine sur TikTok. » Si nos choix vestimentaires reflètent notre identité, mais que cette identité est maintenant façonnée par n’importe quelle opinion largement répandue appuyée par un algorithme, l’individualité cèdera-t-elle sa place à un conformisme obéissant aux dernières tendances de TikTok?

Dans le passé, les rédacteurs de mode articulaient les tendances et dictaient les styles qui, en les adoptant, nous assuraient de nous garder à la page, mais c’est un rôle qui est désormais grandement pris en charge par l’analyse informatique. Pour certains, cette externalisation du leadership stylistique vers les masses par le biais de la collecte de nos données peut sembler plus démocratique. Nous jugeons les choses en fonction de leur popularité que l’on détermine par le nombre de mentions j’aime et de partages qu’elles obtiennent. Le comportement des utilisateurs oriente les algorithmes qui produisent le contenu que nous consommons tous et par lequel nous sommes influencés. Mais ces vagues de données reflètent-elles vraiment ce que nous ressentons et la manière dont nous voulons réellement nous exprimer? « L’une des choses les plus puissantes que nous puissions faire sur Internet est de prendre n’importe quelle forme que nous souhaitons être pour ensuite nous exposer et attirer l’attention. », explique Chayka. « Il est puissant de ne pas avoir une identité  qui est fixe. Mais quel sens trouvons-nous par la suite? »

Lors d’une rare interview — et la première depuis le lancement de sa propre marque très attendue — au début de l’année, Phoebe Philo a déclaré au New York Times que son approche des collections défierait les saisons strictes des défilés. Elle lancerait des « éditions » selon son propre calendrier, chacune faisant partie d’une collection sans fin. « Je ne sais pas pourquoi il doit y avoir un tel début et fin dans notre industrie », a-t-elle déclaré. « Je ne sais pas pourquoi il n’y a pas de continuité. À l’heure où nous sommes en train de passer d’une mode bien pensée à un style prescrit par des algorithmes, cette déclaration semble prophétique. En refusant d’adhérer au calendrier traditionnel des saisons et en étant à la fois éternels et indéfinissables, ses classiques bien conçus font-ils écho à l’algo? Philo a-t-elle rejoint l’industrie du côté des données de masse avec la promesse d’un chic algorithmique?

« Le goût est un élément fondamental du soi », explique Chayka. « Développer nos goûts et satisfaire ceux-ci, c’est construire un sens de soi plus solide. » Ce processus organique se dilue en ligne, où la moyenne du Web dicte une attitude collective qui réduit toute pensée et tout sentiment originaux à une vague normcore numérique. Le mot « normcore » est apparu pour la première fois pour donner un aperçu de l’avenir lorsque l’ancien groupe de prévision des tendances K-Hole l’a utilisé dans son rapport « Youth Mode » de 2013. Il souhaitait faire référence à une attitude dans le domaine de la mode qui consiste à « trouver une libération dans le fait de n’être rien de spécial ». Le normcore fait son retour de manière plus significative aujourd’hui, avec des mises à jour technologiques qui nous préparent à la prochaine phase d’uniformisation. Une certaine humilité émerge de cela — dans la manière dont la mode évolue d’un marqueur de statut VIP à un symbole d’unité égalitaire.

« Nous n’existons plus dans un monde hors ligne — il n’y a rien qui ne soit pas touché par l’internet », déclare Chayka. « Je suis très tentée de simplement accepter la platitude de l’intelligence des algorithmes. Je réussis toutefois à garder le contrôle en me déconnectant et en portant une pièce de haute couture avec un équipement de ferme équestre totalement fonctionnel [comme] des bottes en cuir noir d’Ariat. » C’est un conflit interne que plusieurs d’entre nous partagent certainement, ce qui explique pourquoi les looks emblématiques portés avec assurance des tournées de presse de Zendaya pour Dune : Partie 2 et Challengers sont peut-être ce dont nous nous souvenons le plus de la mode récente. Si le chic algorithmique est un sous-produit inévitable de notre ère extrêmement connectée, peut-être que le moyen d’unir nos URL et nos IRL est de faire comme Chayka et de ne jamais quitter la maison dans nos uniformes normcore sans une touche d’unicité.