Novembre 2006. Après une saison frénétique, où elle a fracassé le record des défilés (76 shows), Irina Lazareanu prend un repos bien mérité chez ses parents. «Quand on vit dans ses valises à l’année longue, on finit par se sentir déracinée. Me retrouver en famille à Saint-Hubert, ça me “grounde”. C’est bon de se faire dorloter par papa et maman.» Irina a pourtant accepté d’interrompre ses vacances, le temps d’une séance photo pour ELLE QUÉBEC.

Celle qui est devenue la mannequin de l’heure n’a pas oublié le rédacteur en chef mode Denis Desro, ni le coup de pouce qu’il lui a donné à ses débuts: «Irina est une fille reconnaissante, ce qui est une qualité rare dans le milieu, souligne Denis Desro. La preuve: elle a réclamé le photographe Martin Laporte avec qui elle avait travaillé la première fois, et elle reste fidèle à l’agence montréalaise Giovanni, malgré les offres qu’elle reçoit de toutes parts depuis que sa carrière monte en flèche.»

Au cours de l’année 2006, on l’a vue partout. Le succès est arrivé de façon si fulgurante que la presse mode à Londres et à New York l’a surnommée «The Fashion Tornado». La principale intéressée apprécie cette étiquette, d’autant plus que les choses ont mis du temps à démarrer pour elle. À 24 ans, elle fait figure de «vieille» sur les po- diums envahis par des mannequins prépubères. «Une question de timing», explique Denis. Lorsqu’Irina a commencé dans le métier, en 1999, la tendance était aux bombes brésiliennes hyper sexy. Quand on est du genre rectiligne à poitrine discrète, pas facile alors de se faire une place au soleil des spots…

Un succès foudroyant
Ironie du sort, c’est justement ce look androgyne qui la propulse en tête de ligne à l’automne 2005. Avec sa frange épaisse coupée au ras des sourcils, son petit visage ovale dévoré par des yeux immenses, sa dégaine de jeune dandy doublée d’une allure de fille mignonne au possible, elle incarne la bohème de la culture new-rock, l’esprit du Swinging London, qui est en plein revival ces temps-ci. Emmanuelle Alt, du Vogue Paris, résume le cas Lazareanu en deux mots: «So cool!»

Irina n’a pas seulement le physique de la Chelsea girl et le chic à la Marianne Faithfull. Elle en a la culture. «Les années 60 et 70 ont marqué ma jeunesse, dit-elle. J’ai toujours adoré cette époque. La musique, la mode, les poètes beat, les films de Kubrick, la Factory de Warhol, les risques que prenaient les créateurs, la liberté de pensée.» Quant à la scène new-rock, elle connaît aussi très bien merci, grâce à Peter Doherty, qui était son flirt à l’époque où elle étudiait au Royal Ballet School de Londres… et qui est resté un ami très cher. Il est aujourd’hui le leader du groupe britannique Baby Shambles.

Dans les médias, Peter a surtout fait parler de lui pour ses amours avec Kate Moss et pour ses problèmes de drogue, mais Irina se souvient de l’«être brillant et sensible qu’il était. «Il m’a appris la manière d’adapter mes poèmes en mélodies.» Eh oui! Elle a été influencée par William Blake, qu’elle a découvert à 14 ans, par Dante, Oscar Wilde et Tourguéniev. La petite Roumaine de Saint-Hubert écrit sa vie en poésie dans un carnet qui ne la quitte jamais. L’élève a dû satisfaire le professeur, car Peter lui a demandé de collaborer à l’écriture de la chanson La Belle et la Bête, qu’il interprète en duo avec Kate. À l’été 2004, Irina est aussi de la tournée des concerts acoustiques des Baby Shambles. Pas comme groupie, non. Elle s’active derrière la batterie.Elle connaît la chanson
Car la mannequin que se disputent les créateurs est une musicienne accomplie. Parolière et chanteuse. Ceux qui ont entendu le démo enregistré avec Sean Lennon assurent qu’elle a l’étoffe d’une pop star. «L’album est conçu à la manière d’un livre, où chaque chanson représente un chapitre qui s’ouvre par un dialogue entre Sean et moi», raconte-t-elle. Deux voix, de la guitare, du piano et, de temps à autre, un air d’harmonica. C’est introspectif, dépouillé, fragile, et porté par la fluidité mélodique dont Sean sait faire preuve. Ensemble, ils forment un couple superbe, tellement hip. On rêve au clip qui suivra.

Le coup d’envoi de la carrière d’Irina comme top-modèle viendra de Kate Moss, la copine des virées rock and roll. En tant que rédactrice en chef invitée du Vogue Paris en décembre 2005, la star des stars choisit Irina pour le reportage «Extravagance de plumes…» «Tout de suite après, j’ai fait la une du Vogue italien, dit Irina, et un dossier de 70 pages avec des photos de Steven Meisel. À partir de là, les propositions ont déboulé. C’était irréel, tout allait tellement vite, il y avait trop de projets intéressants à la fois. Je me demandais comment j’arriverais à gérer ça.»

Comprendre par «ça»: la présentation des collections de l’automne et du printemps à Milan, à Paris, à Londres et à New York. Le rythme qu’on exige alors des tops est complètement dément. Une journée dans la vie de Miss Lazareanu à Milan en donne un bon exemple. Dès 7 h 15: préparation en coulisses (maquillage, coiffure); 9 h: premier show; 9 h 45: départ à toute vitesse à bord de la minivan de son agence, en direction du lieu où se déroulera le prochain défilé; 10 h: (re)préparation; 11 h: (re)podium; 11 h 45: (re)minivan… et ainsi de suite avec Byblos, Ferragamo, Costume National, Morelli… jusqu’à sept shows par jour et, pendant la nuit, essayages pour le lendemain; vers 5 h du mat, retour à l’hôtel. Le temps de dormir une petite heure, de prendre une douche… et c’est reparti pour la semaine. «Il faut avoir une bonne santé, reconnaît Irina. Et un estomac solide, parce qu’on se nourrit de sandwichs et de bouts de pizza qu’on attrape au vol.»

Comprendre aussi par «ça»: l’enchaînement coup sur coup de campagnes publicitaires (avec de gros chèques à la clé) tant pour la marque britannique Mulberry que pour les Italiens Anna Molinari, Just Cavalli et Hugo par Hugo Boss. La dernière à ce jour, c’est la campagne de Chanel avec, à la caméra, Karl Lagerfeld lui-même, pour qui Irina incarne «la Juliette Gréco des temps modernes». Auparavant, il y a eu Balenciaga. Nicolas Ghesquière, le couturier de la marque, occupe une place privilégiée dans le coeur d’Irina, parce qu’il crée certaines collections en se servant d’elle comme modèle. Pour lui, la jeune femme est plus qu’un simple mannequin de cabine sur laquelle on moule les vêtements. C’est une muse, dont le style personnel l’inspire: «Il me demande ce que je pense des coupes, des couleurs. Avec lui, j’ai l’impression d’avoir mon mot à dire sur ce que je porterai pour les défilés. Y a pas plus valorisant pour une mannequin.»

Bref, une étoile est née. Encore une de ces étoiles filantes dont le show-business de la mode internationale fait ample consommation, qui sont portées aux nues un jour et reléguées aux oubliettes le lendemain? Pas sûr, selon Denis Desro: «Irina possède un sens aigu de la mode. Les Allemands et les Japonais sont fous de la façon dont elle s’habille en dehors des podiums. D’ailleurs, elle a déjà reçu des propositions comme styliste. En plus, c’est une fille cultivée qui parle sept langues, elle a une tête sur les épaules, elle se comporte en vraie professionnelle et elle est gentille avec tout le monde. Il se pourrait bien qu’elle se hisse au rang de mannequin-culte.» Eh bien nous, on parie sur Irina!