Lorsqu’on franchit le seuil de sa grande maison de la banlieue sud de Jakarta, Giska*, la propriétaire, nous reçoit avec un grand sourire. Aujourd’hui, cette comptable très dynamique aux cheveux dissimulés sous un voile rose accueille chez elle une réunion de fashionistas curieuses d’apprendre les différentes manières de porter le voile. La jeune femme a réuni un groupe d’amies, dont certaines sont voilées depuis peu. Assises et attentives, les six Indonésiennes ne prennent pas de notes: elles utilisent plutôt l’appareil photo de leur téléphone portable.

Cet après-midi, c’est Meisra qui tient le rôle de professeure. Dans la vie, la jeune femme est employée de banque. Aujourd’hui, elle enseigne aux jeunes participantes ses trucs et astuces pour se couvrir la tête de façon moderne. Maquillée avec soin, vêtue d’un pantalon à taille haute qui souligne ses hanches, Meisra enroule avec précision un foulard chamarré autour du front d’un de ses modèles. Elle expose fièrement les différentes techniques utilisées pour se voiler et se plaît à montrer les assemblages de couleurs.

Meisra est musulmane, mais pour elle, la tenue de rigueur est loin d’être la bourka. Se demander si la sobriété est de mise quand on est voilée lui semble même déplacé. «Parce que nous sommes voilées, devrions-nous renoncer à tous les gestes féminins, à tout ce qui rend une femme séduisante? Nous avons aussi le droit d’être belles!» s’exclame-t-elle en riant.

Certaines des «élèves» à qui elle apprend à porter le hijab sont des jeunes femmes qui viennent de décider de se couvrir la tête, comme Eka, une étudiante en art. «Mon père ne veut vraiment pas que je porte le voile, il a peur que ça me freine pour trouver un travail. Sauf que c’est mon choix. La société indonésienne est très tolérante, je n’aurai pas de problème», confie la jeune étudiante branchée de 23 ans.

* Giska, comme la plupart des Indonésiens, ne porte qu’un seul nom.  

 

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Le voile des années 2000

À Jakarta, on croise de nombreuses jeunes Indonésiennes qui arborent des foulards colorés et des robes cintrées. En fait, dans le plus grand pays musulman du monde, le foulard islamique est désormais un accessoire de mode pour les citadines des classes moyennes et aisées. «Pour beaucoup de gens, le port du voile est une exigence du Coran qui vise à protéger le corps des femmes du regard déplacé des hommes», explique Anissa, journaliste et spécialiste de la mode musulmane. «Mais aujourd’hui, le hijab est aussi devenu un véritable accessoire de mode. Les femmes ne mettent pas uniquement un foulard pour des raisons religieuses, mais aussi parce qu’elles veulent être chics.»

Ces passionnées de mode, on les appelle les hijabistas: une contraction de hijab et de fashionistas. «Conformément aux principes islamiques, elles couvrent leur corps de la tête aux pieds, à l’exception du visage, des pieds et des mains. Néanmoins, elles ont aussi beaucoup d’intérêt pour la mode et ne veulent pas être mises au ban de la féminité», poursuit Anissa.

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Cette tendance de la mode islamique est assez récente. «Avant les années 1980, peu de femmes portaient le voile en Indonésie. Après la révolution islamique en Iran [NDLR: en 1979], les jeunes ont commencé à le mettre, de façon très simple», commente Qatris Tajudin, éditorialiste et spécialiste des Arts et style de vie au magazine Tempo. «C’est au début des années 2000 que de jeunes designers ont décidé de combiner le voile et la mode. Au début, leurs créations étaient très compliquées à porter, car les robes étaient trop longues, et les vêtements trop amples. Elles ont d’ailleurs eu peu de succès et n’ont séduit que les femmes plus âgées, mères au foyer.» Puis elles se sont adaptées aux Jakartanaises qui travaillent et qui veulent des tenues pratiques et jolies.

C’est la designer Dian Pelangi qui a ouvert la voie à cette nouvelle mode islamique en 2009, avec sa collection Turkish Delight, au look moderne, jeune et léger. Depuis, d’autres créatrices, comme Irna Mutiara, connaissent du succès sur ce marché florissant, et les vêtements ont complètement changé d’allure. Fini, les robes qui couvrent le corps de la tête aux pieds! Aujourd’hui, de larges ceintures viennent souligner les hanches. Les tuniques amples font place à des vestes en soie cintrées. Des strass et des broches en faux diamants remplacent les épingles pour attacher le voile. Et le simple carré de tissu qui servait de hijab a été troqué contre des tissus aux motifs exotiques et aux formes originales.

Folles de la mode

Les créatrices comme Dian Pelangi ou Irna Mutiara envisagent l’avenir sereinement. La mode islamique est devenue un marché florissant en Indonésie: 90 % des femmes sont musulmanes dans cet archipel de 240 millions d’habitants, et la majorité d’entre elles se couvre la tête. Par ailleurs, non seulement elles sont de plus en plus nombreuses à dépenser de l’argent pour être belles, mais l’augmentation de la classe moyenne et les 6,5 % de croissance du pays permettent à davantage de consommatrices d’acheter des vêtements et des accessoires de mode.

Autres signes de la vitalité de cette industrie: le Consortium indonésien de la mode musulmane, mis en place il y a un an, plaide pour que Jakarta devienne en 2020 «la capitale de la mode islamique ». Sans oublier le succès du récent Salon de la mode islamique (qui a lieu pendant la Semaine de la mode à Jakarta). «Cette année, nous avions 164 kiosques, alors que les années précédentes, nous en avions 30 au maximum», révèle Jetti R. Hadi, rédacteur en chef de la revue spécialisée dans la mode islamique Noor, qui participe à l’organisation du salon.

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Il faut dire que «l’imagination des jeunes créatrices indonésiennes est sans limite», ajoute-t- il. Et que les fashionistas sont de plus en plus nombreuses. Parmi elles, Esta, une pharmacienne et grande fan de la créatrice Irna Mutiara. «Je peux payer jusqu’à 1000 $ pour une tenue si elle me plaît!» lance-t-elle fièrement. Une somme rondelette dans un pays où la moitié de la population vit avec moins de 2 $ par jour.

Esta, dont le look est composé d’un sac griffé, d’une veste cintrée et de lunettes noires, fait partie d’un groupe communautaire appelé les hijabers mums. Comme le font un peu celles qui assistent aux réunions Tupperware, ces fans de mode se rencontrent régulièrement pour discuter mode et maquillage, mais aussi maternité et problèmes de famille. Les hijabers communities existent depuis deux ans, souvent à l’initiative d’une créatrice. On en dénombre quelques dizaines à Jakarta. «Les designers nous incitent à la création. Plusieurs amies ont même lancé leur marque. C’est facile maintenant, grâce à Internet: pas besoin de boutique, il suffit d’un site Web», témoigne Anneke, qui vient de créer sa gamme de vêtements et tient un blogue de mode (laiqamagz.com).

Le regard des hommes

Voile, mode et féminité sont tout à fait compatibles, selon les hijabistas indonésiennes. Mais qu’en est-il de leur rapport à la séduction et du regard que les hommes portent sur elles? Se considèrent-elles comme sexys? La question en embarrasse plus d’une… En fait, la plupart se voient comme charmantes et glamour. «Avoir du style tout en respectant ma religion n’est pas très compliqué. Je connais les règles et j’en joue. Par contre, la frontière entre « féminine » et « sexy » est plus floue à mes yeux», reconnaît Meisra, banquière et professeure de port de voile. «À qui je veux plaire? À mon mari, bien sûr! Mais si d’autres hommes me regardent dans la rue, je dois me demander si je ne suis pas trop provocante. Je dois être modeste en public, belle et sexy en privé.»

Cette coquetterie n’est pas pour déplaire aux hommes qui entourent les hijabistas. «Quand on pense voile, on pense à quelque chose de rigide et de sombre. Alors que mon amie Eka est plutôt délurée et coquine», commente Wisnu, un des copains d’Eka, l’étudiante en art.

Wendy Yunibar a aussi un regard positif sur le voile de sa femme, Wida. «Elle est encore plus jolie lorsqu’elle le porte. Je ne l’ai pas forcée à le mettre, mais quand elle a décidé de le faire il y a quelques années, je l’ai trouvée ravissante. Elle n’a rien perdu de sa féminité, au contraire… Je trouve ça beau, sa capacité de jongler avec notre culture et sa féminité», dit Wendy, pour qui le voile représente un rempart face à un monde qui va trop vite, et un frein aux mauvais agissements des hommes. Une opinion que ne partage pas Angela, une amie du couple. «Cette croyance selon laquelle le voile nous protège des viols est fausse, réplique-t-elle. Il suffit d’ouvrir les journaux indonésiens pour se rendre compte que les agresseurs sexuels ne s’arrêtent pas à ce morceau de tissu.»

À l’image des hijabistas, les hommes qui tiennent ce discours positif sur la réinterprétation du hijab sont jeunes et modernes. Parmi eux, Muhammed, qui ne tarit pas d’éloges au sujet de son amie Wida: «Elle est sexy, car elle est intrigante sous son voile. Elle ne dévoile pas tout; on a envie de deviner le reste. C’est nettement plus joli que ces femmes qui laissent tout voir et qui ne laissent aucune place à l’imagination!»

En effet, c’est bien l’imagination qui est au coeur de cette nouvelle tendance en Indonésie: «La mode offre tellement de choix, même pour une musulmane! » conclut Esta. On comprend pourquoi elle a de beaux jours devant elle…

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