Pour le printemps 1993, Marc Jacobs, aux commandes de la direction artis- tique de Perry Ellis, présente sa collection grunge. En 71 silhouettes, il définit la mode des nineties, à la fois minimaliste et imparfaite. Sur la passerelle, des mannequins phares – Tyra Banks, Naomi Campbell, Christy Turlington et Kristen McMenamy – défilent en nui- settes et en bottillons en cuir, en robes baby-doll et en t-shirts informes. Le style – à l’opposé du penchant glamour qui prévaut à l’époque – choque à tel point que le créateur est licencié. Qu’importe, la collection entre dans les annales, et Marc Jacobs trouve sa voie, en parfait mandataire d’une jeunesse délurée, affranchie des convenances et des codes bourgeois.

L’inspiration

À l’époque, le designer représente ce vent de changement qui souffle sur la décennie nineties. Mais pas plus qu’Anna Sui, Helmut Lang et Vivienne Westwood, qui adoptent ce style provocateur, Marc Jacobs n’en est l’instigateur. Il repère plutôt les silhouettes qui commencent à prendre la rue d’assaut, inspirées par un nouveau genre musical alternatif – le grunge (du terme «grungy», qui signifie «sale») – venu tout droit de la côte ouest des États-Unis.

Direction Seattle, ville pluvieuse de l’État de Washington. C’est là que naît ce mouvement contestataire, qui ne tardera pas à avoir une influence majeure aux quatre coins du globe. Est-ce la morosité ambiante de l’endroit qui donne à ses groupes phares – Nirvana, Pearl Jam, Green River et Alice in Chains – l’idée de leurs riffs moroses, dérivés de la musique punk et du heavy métal? Sur scène, Kurt Cobain comme Courtney Love, chanteuse du groupe Hole, deviennent les étendards de la génération X – digne descendante des poètes maudits, gagnée par ce spleen qui rongeait Baudelaire – et s’affichent en t-shirt troué, en chemise en flanelle et en robe vintage, à mille lieues du style ostentatoire alors dicté par l’industrie de la mode. Et tandis que l’album Nevermind, de Nirvana, sorti en 1991, fait grand bruit, des icônes comme Kate Moss, Drew Barrymore et Winona Ryder font de cette allure non genrée leur signature, en enfilant les superpositions, les pulls trop grands et décousus, les jeans déchirés, les rayures et les imprimés tartan, les bas résille et les leggings, les nuisettes, les robes courtes et les Dr. Martens imposants. Résultat: le style – fait de bric et de broc déniché dans les friperies – prend le contrepied de ce qu’il souhaitait être et devient, de fait, tendance. Marc Jacobs et d’autres créateurs finissent de lui donner ses lettres couture… diluant du même coup son essence anticonsumériste.

La descendance

Dès le milieu des années 1990, et avec le suicide de Kurt Cobain en 1994, l’aura du genre musical s’atténue et le style grunge décline au profit d’un minimalisme élégant, ce qui n’empêche pas certaines pointures de l’industrie de le remettre au goût du jour au fil des saisons, comme Hedi Slimane, Riccardo Tisci… et Marc Jacobs, qui, pour sa collection Croisière 2019, a sorti des archives 26 looks de son célèbre défilé grunge! Cet automne, l’allure rebelle s’invite chez Dries Van Noten, Monse, Jonathan Cohen et Burberry, en faisant la part belle au cuir et au tartan… tout en acquérant, notamment chez Alexander McQueen et Miu Miu, une certaine maturité, et une élégance empreinte de douceur qui ne s’apprend qu’avec les années!