Il y a des moments où écrire sur la mode est, pour moi, une nécessité absolue. Quel meilleur moyen que les mots pour transmettre ce que je veux exprimer? À bien des égards, je me suis découverte en interprétant cette forme d’art qu’est le vêtement. Mais il y a d’autres moments où l’univers de la mode paraît absurde. Comment la taille d’un ourlet peut-elle se mesurer aux catastrophes qui frappent actuellement plusieurs régions du monde? Entre les conflits qui font rage en Palestine, en Ukraine ou au Soudan, et les retombées économiques, psychologiques et émotionnelles des suites de la pandémie, il semble que, depuis 2020, on passe du traumatisme à l’adversité, et vice-versa, sans jamais en voir la fin. Comment des vestes en jean pourraient-elles atténuer la douleur que ressentent tant de gens? J’avoue que, par les temps qui courent, le métier que j’ai choisi me paraît bien futile.

Pourtant la mode, comme d’autres domaines artistiques, a toujours eu le pouvoir d’apporter des réponses à ce qu’on ressent de manière particulièrement poignante. Je n’ai jamais ressenti autant d’émotions, et aussi profondément, que durant la dernière année : angoisse, peur débilitante et joie ont tourné en boucle dans ma tête et dans mon cœur. Cette gamme d’émotions — qui englobe toutes les nuances, de la noirceur à la légèreté — s’est reflétée dans les looks présentés l’automne dernier sur les passerelles des défilés printemps-été 2024.

La légèreté semblait souligner le désir d’enfiler une armure douce dans laquelle avancer, qu’il s’agisse d’une robe en gaze à volants chez Dior, d’une robe blanche transparente aux hanches accentuées évoquant un cygne chez Alaïa ou de superpositions délicates chez Palomo Spain. Chez Prada, les robes en organza comportaient des morceaux d’étoffe vaporeux et aériens qui flottaient derrière les mannequins, en produisant un effet poétique que les créateurs Miuccia Prada et Raf Simons ont qualifié de «brume». Ces pièces faisaient partie de l’hommage du duo à l’artisanat, celui qu’il faut voir en mouvement et de préférence en vrai. «Nous avons essayé de tirer le meilleur parti de notre travail, de faire de belles choses pour aujourd’hui, a dit Miuccia Prada en coulisse. Ça peut sembler banal, mais c’est la vérité.»

Gabriela Hearst, la directrice de création chez Chloé, a célébré sa collection finale pour cette Maison avec un joyeux cortège de mannequins parées d’appliques florales et de volants, dansant aux côtés d’un groupe de samba brésilien. Tout ça pour dire que la vie ne se résume pas à la dichotomie entre le bien et le mal qui se joue sur nos écrans.

Entre-temps, le noir — qui n’est traditionnellement pas une couleur printanière — a été également aperçu sous forme de couches vaporeuses défiant les lois de la gravité chez Saint Laurent, Michael Kors et Mugler, où des ventilateurs industriels ont transformé la passerelle en une piste venteuse dramatique, faisant flotter les vêtements. On pourrait croire qu’une telle absence de couleurs reflète la noirceur de notre époque, mais avec des tenues aussi éthérées, on a plutôt l’impression que les créateurs ont laissé de la place à l’optimisme, quel que soit le poids des circonstances.

Jun Takahashi, le designer d’Undercover, a clos son défilé par une série de robes en tulle transparentes, illuminées, qui révélaient des terrariums abritant de vraies fleurs et de vrais papillons. «Il a l’impression d’être coincé dans le monde et il veut s’en libérer», au dire d’un invité dans les coulisses. Le défilé était rythmé par la musique du film Les Ailes du désir, de Wim Wenders, sorti en 1987, dans lequel un groupe d’anges invisibles tente de réconforter un groupe d’humains tristes. Une telle fantaisie serait certainement la bienvenue aujourd’hui. 

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Tout au long de l’histoire, les périodes de conflit se sont reflétées dans la mode. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, le surréalisme est apparu comme un moyen d’expression personnelle, et la créatrice Elsa Schiaparelli est connue pour avoir imaginé des réalités parallèles avec des collaborateurs dont l’art servait à la fois de commentaire et de distraction.

La robe Larmes, qu’elle a conçue avec Salvador Dalí en 1938, présentait des déchirures en trompe-l’œil donnant l’impression d’une chair animale écorchée — une allusion supposée à la montée du fascisme. Un an auparavant, elle avait réalisé avec Jean Cocteau un manteau du soir sur lequel était brodé le profil de deux femmes se faisant face. Dans l’espace dégagé entre les deux apparaissait un vase rempli de roses et posé sur une colonne cannelée, une fantaisie visuelle nous encourageant à découvrir d’autres perspectives. 

Au cours des saisons qui ont suivi le 11 septembre 2001, les créateurs — dont la plupart s’étaient auparavant délectés du glamour et de l’excès du tournant du millénaire — ont souvent fait référence à l’idée de protection, en concevant des vêtements qui apporteraient confort et défense face à un futur incertain. «L’industrie a réagi de la même manière que le reste du pays: avec colère, choc et d’audacieux élans de patriotisme», écrivait en 2002 la chroniqueuse mode Robin Givhan dans un article du Washington Post. À propos de la saison automne-hiver 2002- 2003, elle notait: «Il y avait une plus grande prise de conscience dans la façon dont même les exemples les plus modestes de frivolité peuvent être perçus dans un monde tourmenté par le deuil et la douleur. […] C’est la solidité qui a le plus d’allure.» Marc Jacobs, qui avait présenté son défilé printemps-été 2002 quelques dizaines d’heures avant la tragédie du 11 septembre, a par la suite remplacé la couleur et l’exubérance de cette collection 2002 par un hommage retenu et mélancolique au style militaire édouardien. Ralph Lauren a, pour sa part, dévoilé une collection presque entièrement noire, composée de pièces ajustées et de tenues de soirée à l’élégance solennelle. 

Cette saison-ci, les designers ont clairement indiqué que détenir plusieurs vérités en même temps pourrait être, à l’heure actuelle, la seule façon d’avancer. Et personne ne l’a sans doute mieux résumé que le prince noir de la mode, Rick Owens, qui a insufflé des éclats de joie à ses typiques tenues macabres. Accompagnées par un remix de Diana Ross chantant I still believe in love et par des pétales de roses projetés dans les airs, les mannequins ont défilé dans des jupes en tulle et en organza qui semblaient suspendues dans les airs, dans des capes gonflées comme des parachutes et des voiles diaphanes qui laissaient entrevoir un esprit de romance nuancé d’un aspect protecteur.

C’était un message de beauté, d’amour et d’espoir, quelque chose dont nous aurions tous besoin de nos jours. Bien qu’il soit tout à fait naïf d’espérer de telles choses à l’heure actuelle, si Rick Owens peut y arriver, on peut y arriver, nous aussi.