Le créateur Thierry Mugler, mort à l’âge de 73 ans, a quitté la scène mode tandis qu’il était en pleine renaissance. Mais son aura brille toujours, et ses créations, odes intemporelles à l’émancipation féminine, continueront de vivre, comme c’est le cas aujourd’hui, portées par des divas telles que Lady Gaga, Kim Kardashian et Cardi B. «M. Mugler a été l’un des premiers créateurs à me donner une chance», a écrit la rappeuse sur Instagram, peu après le décès du designer. Pour la cérémonie des Grammy Awards de 2019, il l’avait habillée dans sa robe couture Venus, digne d’une œuvre de Botticelli, pièce iconique datant de son défilé événement automne-hiver 1995. La relation entre Cardi B et Thierry Mugler était d’ailleurs à l’image des collaborations diverses qu’a entretenues le créateur au fil de sa carrière. Dans les années 1990, il avait fait défiler sur sa passerelle la mannequin Carmen Dell’Orefice, alors dans la soixantaine, et la top transgenre Connie Fleming avant que cela ne devienne normal. «Il était totalement intransigeant», se souvient Jeanne Beker, qui l’a interviewé de nombreuses fois pour son émission, Fashion Television. «Il ne faisait vraiment pas les choses juste parce que c’était tendance

Dans les années 1980 et 1990, Thierry Mugler régnait en maître. Ses collections, qui mêlaient le rêve à un esprit futuriste et à un sex-appeal effronté, ont révolutionné la haute couture, tout en définissant un nouveau style, le power dressing, soit l’affirmation de l’autorité féminine. La taille de guêpe contrastant avec des épaules larges était alors la base de la silhouette Mugler, mais c’était bien plus que ça: dans ses vêtements, qui étaient des chefs-d’œuvre de confection, ses clientes pouvaient se transformer en moto, en insecte, en robot ou en chimère pour leur propre plaisir. «Il avait un point de vue tellement fort sur les histoires que la mode pouvait raconter, affirme Jeanne Beker. Il était tout à fait favorable à l’émancipation des femmes, qu’il aimait vraiment.»

Cet ancien danseur classique croyait en la théâtralité, et faisait de ses défilés de véritables spectacles d’une heure, bien avant Alexander McQueen et John Galliano. «Je n’ai jamais rêvé d’être un créateur de mode. Je voulais être un réalisateur, déclarait Thierry Mugler à T Magazine en 2019. Mais il se trouve que la mode était un bon outil. C’était un moyen de communiquer.»

Collection Lingerie Revisited, photographiée par Helmut Newton (1998).

Dans un épisode de Fashion Television diffusé au milieu des années 1990, on peut entendre des mannequins s’émerveiller de la capacité qu’avait le designer de traduire la réputation de la mode en une fantaisie bien réelle. Sur les passerelles, le fantasme devenait réalité, et vice versa. Thierry Mugler maîtrisait à la perfection l’art de la mise en scène. Il suffit de visionner le vidéoclip qu’il a réalisé pour le tube Too Funky, de George Michael, dans lequel Linda Evangelista, Tyra Banks et Eva Herzigová se pavanent dans ses créations, et notamment dans l’iconique corset moto, pour le comprendre. Ou encore de regarder les clichés qu’a pris le créateur sur lesquels on peut voir une mannequin – en tenue signée Thierry Mugler, évidemment – au bord du Chrysler Building, à New York, ou sur le toit du Palais Garnier, à Paris

Puis, il y a ce fameux défilé de l’automne-hiver 1995, qui célébrait les 20 ans de la marque. Pour l’occasion, le designer avait réuni un cocktail explosif: une performance de James Brown, des gogo dancers quasi nus, un striptease de la mondaine Patty Hearst, et quelque 300 looks, dont une création montrant l’illustre derrière de la mannequin Violeta Sanchez, qui a qualifié à juste titre le défilé de «Woodstock de la mode». «Son travail représente quelque chose qui n’existe plus dans l’industrie», affirme Thierry-Maxime Loriot, commissaire de Thierry Mugler: Couturissime

Vue par plus d’un million de personnes dans le monde, cette exposition à succès, dévoilée pour la première fois au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) en 2019, est présentement à l’affiche au Musée des Arts Décoratifs, à Paris, jusqu’au 24 avril. M. Loriot est également l’auteur de deux catalogues qui accompagnent l’exposition: Thierry Mugler Couturissime (2019, Phaidon) et Thierry Mugler Paris (2020, Éditions du MAD). «Faire quelque chose pour le plaisir de la mode? Non. Aujourd’hui, il est question de tapis rouge, de collaborations avec des célébrités, de vente de sacs à main et de parfums… C’est du business. Pour moi, le principal objectif de l’exposition était [d’aider] la jeune génération à comprendre ce que c’est que d’être créatif. Il ne s’agit pas de suivre les tendances ou d’avoir des abonnés; il s’agit de célébrer l’individualité.»

Gisele Bündchen, photographiée par Luigi & Iango (2018).

Non seulement Thierry Mugler défiait, avec ses créations, les codes de l’univers de la mode, mais il a su résister à tout ce qui ne correspondait pas à sa vision. En 2002, il a abandonné sa marque pour se consacrer à la conception de costumes pour le Cirque du Soleil, puis, plus tard, pour Beyoncé. Pendant des années, le nom de Mugler n’a été associé qu’au parfum Angel, véritable succès commercial qui a dépassé un moment le parfum No5, de Chanel, dans les ventes annuelles.

En 2010, la marque Mugler a été relancée – Casey Cadwallader est aujourd’hui responsable de la création –, et a une ressemblance minimale avec l’esthétique théâtrale de l’originale. Pendant ce temps, Thierry Mugler est réapparu transformé. Il s’était mis au culturisme, et demandait qu’on l’appelle par son nom complet, Manfred Thierry Mugler. Au New York Times, il déclarait alors qu’il ne souhaitait pas être reconnu.

Avant de collaborer avec M. Loriot, le créateur avait notoirement rejeté les offres du Victoria and Albert Museum, à Londres, et du Metropolitan Museum of Art, à New York. Il trouvait que les rétrospectives ressemblaient à des éloges funèbres, avait-il confié au commissaire de Thierry Mugler: Couturissime. «Quand il a vu son exposition en 2019, il était comme un enfant, redécouvrant des œuvres qu’il n’avait pas touchées depuis 30, 40 ans, dit Thierry-Maxime Loriot. Je lui ai dit que je voulais prouver que son travail était intemporel.» L’héritage de Thierry Mugler est en effet éternel et continuera de faire vibrer la scène mode.

Un immense merci à Thierry-Maxime Loriot pour nous avoir généreusement fourni ces images. 

Claudia Lynx, photographiée par Helmut Newton (1995).