Un surdoué, brillamment audacieux. Un véritable artiste qui a toujours livré le même message d’acceptation de toutes les différences. Mais subtilement, avec humour, impertinence et légèreté. On me pardonnera d’éviter l’expression «enfant terrible de la mode», qu’on utilise depuis 30 ans pour rappeler son extraordinaire apport au décloisonnement des genres et son refus des diktats en matière de mode et de définition du beau. Qui ne se souvient pas de ses vêtements emblématiques – la marinière, le soutien-gorge conique de Madonna, la jupe pour hommes, les dessous portés dessus, le perfecto et la tenue de camouflage -, ou de son hommage au piercing, aux tatouages et autres classiques de la rue revisités par sa turbulente inspiration? Sans oublier le fait qu’il a commencé dans le prêt-à-porter, ne faisant sa couture que 17 ans plus tard, un peu à l’ancienne, sans l’appui d’un grand groupe financier. Un parcours atypique. Du 17 juin au au 2 octobre prochain, le Musée des beaux-arts de Montréal présente La planète mode de Jean Paul Gaultier. De la rue aux étoiles, la première rétrospective mondiale, pour ainsi dire, de l’oeuvre du couturier.

C’est à la sensibilité de Nathalie Bondil, la directrice et conservatrice en chef, que l’on doit cette expo novatrice qui se présente comme une création à part entière. Le reflet du travail d’un artiste qui se projette dans le futur. La scénarisation audiovisuelle des mannequins animés a été confiée au très inspiré Denis Marleau, dont le travail avait impressionné Gaultier lors de la présentation de la pièce Les aveugles au Festival de théâtre d’Avignon. Au-delà du talent et du style maintes fois plébiscités, c’est l’humanité du designer, sa vision généreuse de la société qui a conquis la directrice du musée. Sa volonté de faire de la mode quelque chose d’inclusif. Où chacun, peu importe sa taille, son âge et sa physionomie, a sa place et la possibilité de se sentir beau et intéressant. Selon elle, ce visionnaire propose une image de la société extraordinairement ouverte, sans discrimination raciale ni sexuelle, et sans terrorisme esthétique. Cela paraissait provocant il y a 30 ans; pourtant, c’est dans un monde de ce type qu’on aspire à vivre aujourd’hui. J’ai rencontré l’infatigable designer lors de sa tournée de promotion et de supervision de l’expo à venir. L’occasion d’une conversation menée tambour battant par un homme terriblement sympathique. Un verbomoteur en parfaite maîtrise de sa légende.

 

Photo: Coco Rocha, top modèle et ami du créateur, nous fait revivre les moments phares de la fabuleuse carrière de Gaultier, à travers quelques tenues devenues cultes. Réalisation: Denis Desro

À VOIR: La carrière de Jean Paul Gaultier en diapo

 

Quel aspect de votre travail avez-vous souhaité mettre de l’avant dans cette expo?
Ce sont les membres de l’équipe du musée, notamment Thierry Loriot [commissaire de l’exposition], qui ont fait des suggestions. Moi, je pense que j’ai su dès le départ ce que je voulais dire. Mais c’est intéressant de voir ce qu’eux ont imaginé. Plutôt que de proposer une rétrospective qui respecte la chronologie, l’expo présentera des groupes thématiques, emblématiques de mon travail: le masculin chez la femme, le féminin chez l’homme, les trompe-l’oeil, les métissages, mes obsessions, la haute couture, mes collaborations avec des cinéastes comme Pedro Almodóvar, Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, avec des chorégraphes, Régine Chopinot et Maurice Béjart, des photographes, dont Jean-Baptiste Mondino, des artistes comme Madonna [pour qui il a créé les costumes du Blond ambition World Tour 90], des choses comme ça…

C’est plutôt étonnant de faire l’objet d’une rétrospective et d’être considéré en quelque sorte comme une institution quand il nous reste encore de nombreuses années de création, non?
Jusqu’à présent, pour être très honnête, j’étais un peu contre. J’avais une vision assez puérile: je trouvais que c’était après notre mort qu’on avait droit à cela. Puis j’ai vu ce que le musée avait merveilleusement fait avec Yves Saint Laurent. Oh là là, c’était magnifique! J’ai été flatté qu’on pense à moi. Je ne suis pas digne de cela. Et puis Saint Laurent était mon idole! Qu’on me propose ça à moi aussi, qu’est-ce que je pouvais dire? Ce qui m’a convaincu, c’est que c’est un moyen de mettre en scène mon travail différemment. Donc c’est une création, il y a des choix à faire; c’est excitant, car c’est une nouvelle aventure.

Cela allait-il de soi que Montréal soit le lieu d’une première exposition?
Mais oui! Ici, j’ai senti plus de soutien, plus d’ouverture, moins de rigidité. Mes premières «parutions» n’ont pas été faites avec des Français, mais avec des Anglais, des Japonais, des Québécois. Je ne sais pas… J’ai l’impression que je me sens plus at home ici. Les Québécois sont moins guindés, plus «le fun». J’adore la ville de Paris, elle est sublime et tout, et c’est là que j’ai «fait» ma mode, mon métier, mais il n’y a pas ce côté bon enfant qu’on trouve ici. Tout ce cynisme, c’est tuant et très négatif.

Parlons justement de cette Parisienne qui, de tout temps, a été votre source d’inspiration. Existe-t-elle vraiment?
Elle a sans doute dû exister à une époque; on la voit d’ailleurs en photo dans les livres! Mais je ne l’ai pas connue. Mes Parisiennes à moi, c’étaient des filles qui venaient d’ailleurs et que je trouvais très attirantes. Farida Khelfa, par exemple, est une Algérienne immigrée qui a une allure incroyable. Elle représente la nouvelle Parisienne.

Photo: Coco Rocha, top modèle et ami du créateur, nous fait revivre les moments phares de la fabuleuse carrière de Gaultier, à travers quelques tenues devenues cultes. Réalisation: Denis Desro.

 

À VOIR: La carrière de Jean Paul Gaultier en diapo 

Les personnalités qui vous inspirent – que ce soit Farida, Madonna, Catherine Deneuve, Lady Gaga, Kylie Minogue ou Catherine Ringer, des Rita Mitsouko – ne sont pas tout à fait de petites choses fragiles…
Ce qui me plaît, ce que j’ai vu chez les femmes que je connais et crois avoir comprises, c’est qu’elles sont plus fortes que les hommes. J’ai été élevé par des femmes, entouré de femmes dans ma jeunesse. Ce sont elles qui prennent les grosses décisions, qui affrontent les difficultés. Elles sont courageuses… et beaucoup plus intelligentes. J’ai bien plus d’admiration pour les femmes que pour les hommes. En ce qui concerne mon choix de mannequins, vous voyez, c’est assez éclectique. Il y en a des rondes voluptueuses, des longues et minces, des rousses incandescentes, des brunes sauvages et d’autres, platine. C’est une question d’attitude, de façon d’être, de personnalité.

Vous qui avez toujours mis de l’avant le fait de s’assumer tel que l’on est, que pensez-vous de ce diktat qui exige la jeunesse et la minceur à tout prix?
Vous faites allusion à la chirurgie esthétique? Ça uniformise, c’est sûr. Le seul bon côté, c’est que les femmes plus âgées et «botoxées» arrivent quand même à gagner quelques années si on ne les regarde pas trop bouger. Ce qui est effrayant, c’est que, lorsque la mode des lèvres gonflées, par exemple, passera, lorsque la chirurgie deviendra si répandue qu’on ne voudra plus voir ça du tout, qu’est-ce qu’on va faire?

Cette banalisation, c’est un peu le contraire de ce que vous avez essayé de faire tout au long de votre carrière…
Je vis assez mal cette banalisation. C’est pour ça que j’ai demandé à Beth Ditto [la très gironde chanteuse du groupe Gossip] de participer à mon défilé printemps-été 2010. Dès le début de ma carrière, le propos de mes collections était qu’il n’y a pas qu’une seule forme de beauté. Cette idée a-t-elle imprégné la société? Je ne sais pas… Les gens l’ont peut-être acceptée sans s’en rendre compte. Mais je pense que certains l’ont considérée comme une espèce de provocation. Du genre: «Ah, il veut nous choquer!» Alors qu’en vérité, ce n’était pas ça du tout. J’ai présenté, entre autres, une collection avec des mannequins blacks et une seule Blanche. Mais j’ai surtout montré tous les types. Mon choix a toujours été fondé sur la personnalité et non sur le gabarit. À la fin des années 1970 à Londres, j’ai été séduit par des jeunes femmes très opulentes avec des maquillages noirs outranciers, des cheveux rouges, qui portaient des tenues super sexys en lycra noir. Je les trouvais géniales. Je trouvais merveilleux qu’elles puissent oser montrer leurs formes. On ne devrait pas utiliser le terme «oser», d’ailleurs… C’est dans cet esprit que j’ai pensé à Beth Ditto qui, en plus, affirme son homosexualité. Elle est magnifique. Quel exemple! Elle est heureuse et vit bien sa vie. En regardant des personnes comme elle, plein de gens seront inspirés.

 

Photo: Coco Rocha, top modèle et ami du créateur, nous fait revivre les moments phares de la fabuleuse carrière de Gaultier, à travers quelques tenues devenues cultes. Réalisation: Denis Desro.

À VOIR: La carrière de Jean Paul Gaultier en diapo 

En 35 ans, le milieu de la mode a-t-il beaucoup changé?
Oui. Quand j’ai commencé, il n’y avait pas de ces gros groupes [comme LVMH, qui possède entre autres Louis Vuitton, Givenchy, Céline, Kenzo, Marc Jacobs, Fendi et Donna Karan]. La presse n’avait pas tendance à obliger les créateurs. Aujourd’hui, tout est «renvoi d’ascenseur». Avant, il n’y avait que les Italiens qui fonctionnaient comme ça. Le politiquement correct s’est immiscé dans la mode et dans les moeurs aussi; on devrait lui donner des grands coups de pied. Tout est si stéréotypé! Ce que l’on doit faire ou pas. Même dans le domaine de la mode, les choses sont testées avant qu’elles aboutissent pour voir si elles plairont au plus grand nombre. C’est méconnaître le processus de création. C’est incroyable! Je n’ai jamais travaillé comme ça et je déteste ça. Je n’ai aucune envie de faire des concessions. Quel vilain mot! Que je ne connais pas. C’est peut-être parce qu’à la base je me censure. Et que je sais qu’il faut trouver un équilibre pour que les gens soient touchés. Après tout, c’est ça le but final. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la création. À partir du moment où on ne peut plus créer, ça ne m’intéresse pas.

Vous n’êtes pas très techno. Que pensez-vous du fait qu’aujourd’hui les images des défilés soient immédiatement diffusées dans Internet? Cela a-t-il démocratisé la mode?
Cela en a fait un spectacle. Ce qui n’est pas péjoratif en soi. Mais dorénavant les gens regardent la mode, ils ne la portent pas. Mis à part les personnes qui y travaillent ou celles qui la copient. Cela crée une espèce de vase clos. Prenons par exemple les actrices, les vedettes, qui auraient les moyens de s’offrir des robes haute couture. Non seulement on leur donne ces robes, mais on les paie même pour les porter. Ça banalise la mode et, à la fois, ça la rend inatteignable. À une époque, les gens venaient aux défilés pour acheter. Maintenant, ils s’intéressent aux mannequins et à la musique. Au show! Il n’y a pas d’analyse du vêtement qu’on aimerait mettre. Ça va vite, on peut copier en instantané. L’image est partout, tellement vulgarisée. Et il y a aussi des tas de blogues, de magazines. Une multiplication d’opinions qui permettent à des gens de «se faire exister». Mais finalement, tout cela fait que la prestation live devient encore plus importante. Plus unique, plus luxueuse. La présence humaine est la denrée la plus rare.

Vous vous êtes toujours inspiré de la rue. Est-ce encore possible aujourd’hui?
D’une certaine façon, oui… Je réfléchis. Ça dépend quelle rue! Peut-être qu’il faut changer de rue. (rires) Dans les années 1980, à l’époque du mouvement punk, les rues de Londres étaient super créatives et géniales. J’y ai vécu des moments extraordinaires. Il y avait une extravagance totale chez les Anglais et ça me donnait du courage pour faire ce dont j’avais envie. Aujourd’hui, la rue a changé, elle est devenue beaucoup plus mainstream.

 

Photo: Coco Rocha, top modèle et ami du créateur, nous fait revivre les moments phares de la fabuleuse carrière de Gaultier, à travers quelques tenues devenues cultes. Réalisation: Denis Desro.

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Comment garder son style sans être dépassé?
Je suis un dinosaure de la mode. (éclat de rire) Disons que le temps forme le style. Je pense qu’à travers mes créations, j’ai toujours essayé de dire un petit peu quelque chose. L’idée n’est pas d’intellectualiser la mode. La mode, ça doit être aussi de l’émotion, de la sensation. Je m’inscris plus dans un registre sensoriel et spontané. On aime ou on n’aime pas, on a un coup de foudre ou non. Mais j’ai aussi voulu essayer de montrer l’égalité des sexes, de travailler les limites des genres, du beau et du laid; cela était dû à ma rébellion contre la mode française et ses codes en matière de bon goût.

Quels territoires vous reste-t-il à explorer?
Je pense que la couture continuera à exister sous d’autres formes mais, en vérité, à la base, elle correspond à un besoin. Il y aura toujours de la place pour quelque chose d’unique. Pour l’instant, je vends, j’arrive à ne pas perdre d’argent avec la haute couture. Ce qui ne veut pas dire en gagner. J’ai une soixantaine de clientes, qui demandent aussi des robes de mariées, des robes du soir. Je vends des tailleurs, ce dont je suis très content. Les essayages, saisir la moindre chose et la faire «avancer»… J’aime ce processus. Ça me permet de faire de la recherche et d’avoir un rythme très «couture» dans mon atelier tous les jours. Je continue aussi de collaborer avec des cinéastes, des chorégraphes, des metteurs en scène.

À la différence d’autres maisons de mode, vous n’avez pas tablé sur le fameux it bag ou la chaussure de la saison…
Tout le monde ne fait que cela, ne promeut que cela. Vous avez vu, même la maison Saint Laurent, qui ne montre en vitrine que deux vêtements qui traînent? Que des sacs et des chaussures! On se croirait dans des boutiques d’accessoires. Il y a toujours eu un peu ça; je pense aux parfums, qui font vivre les sociétés… Les accessoires, c’est très bien; moi, j’adore ça. Mais il faut qu’ils soient comme le point sur un i, comme un chapeau, une ceinture qui intervient sur le vêtement ou sur le porter, la dégaine, la démarche. Pour moi, l’accessoire, c’est plus un mouvement que quelque chose qui transforme complètement la tenue. Ce qui m’intéresse, c’est la tenue entière, c’est le vêtement.

Que souhaitez-vous que les gens retiennent de cette exposition?
J’aimerais qu’ils éprouvent des émotions… Que ça leur plaise, qu’ils entrent dans un univers qui les séduit et les fait vibrer. Et en fin de compte, que ça exprime ce que j’ai toujours voulu dire, qu’il n’y a pas qu’un seul type de beauté, qu’il y en a plein de différents. Genre: «Ouvrez vos yeux! Il y a de la beauté un petit peu partout!» On peut la voir si on la cherche et si on veut la trouver.

L’exposition La planète mode de Jean Paul Gaultier. De la rue aux étoiles rassemblera environ 120 ensembles de haute couture et de prêt-à-porter, conçus entre 1976 et 2010. Cet événement multimédia célébrera l’audace de la mode avant-gardiste de Jean Paul Gaultier et explorera ses sources d’inspiration, depuis le pavé parisien jusqu’à l’univers de la science-fiction. Présentée au Musée des beaux-arts de Montréal du 17 juin au 2 octobre 2011.

 

Photo: Coco Rocha, top modèle et ami du créateur, nous fait revivre les moments phares de la fabuleuse carrière de Gaultier, à travers quelques tenues devenues cultes. Réalisation: Denis Desro. 

À VOIR: La carrière de Jean Paul Gaultier en diapo