Il est tiré à quatre épingles et porte une raie sage sur le côté, comme un premier de classe. Il a un petit quelque chose d’un geek branché, avec ses lunettes à monture épaisse, sa chemise bleue boutonnée jusqu’au cou et ses manières courtoises. Il est beau, d’une beauté délicate de jeune homme bien élevé. Il s’appelle Erdem, et la simple mention de son nom ferait se pâmer une armée de rédactrices mode blasées. Il lui a suffi de six petites années pour devenir le chouchou des critiques. Six ans pour rafler tous les prix (le Fashion Fringe en 2005, le British Fashion Council – Vogue Fashion Fund en 2010), et se bâtir une marque discrète, mais reconnaissable entre toutes grâce à son romantisme sombre. Vendus dans une trentaine de pays, portés par Anna Wintour, Keira Knightley, Julianne Moore et la nouvelle duchesse de Cambridge (Kate, pour les intimes), ses vêtements se sont déjà taillé une place au firmament des grandes marques. Si bien qu’à 34 ans, Erdem Moralioglu – né à Montréal d’un père turc et d’une mère anglaise – est en nomination aux Global Fashion Awards pour un prix qui récompensera cet automne le designer le plus influent de la planète. Le petit garçon qui rêvait de mode dans la maison familiale de Pointe- Claire avait raison de viser haut…  

Une certaine idée de la perfection

Petit, Erdem dessinait sans cesse. Toujours la même silhouette, celle qu’il esquisse encore maintenant quand il exécute les croquis de ses collections. «Je me souviens que ma mère m’avait amené voir Casse-Noisette une année», raconte-t-il dans son français scolaire teinté d’accent anglophone. «Dès que je suis revenu à la maison, j’ai redessiné chacune des ballerines, chacun des costumes.» Un temps, puis: «J’étais un garçon un peu bizarre.» Un garçon obsédé par la mode, surtout: nourri d’émissions comme Perfecto, Fashion File, avec Tim Blanks, et Fashion Television, avec Jeanne Beker, il a vu toutes les collections, assisté à distance à tous les défilés. «J’étais très impressionné par ceux de Vivienne Westwood. Je me rappelle aussi les collections de Galliano, de Lacroix, de Saint Laurent…» Ah, Saint Laurent! L’imagination foisonnante du Maître, son esprit iconoclaste, son implacable maîtrise de la coupe, tout ça a laissé une profonde empreinte sur la mode en général et sur Erdem en particulier. «On a une relation émotive avec ses vêtements, croit-il. Encore aujourd’hui, vous pourriez mettre une robe Yves Saint Laurent des années 1970, et les proportions, les couleurs… tout fonctionnerait. C’est ça qui me fascine: l’idée qu’une femme va acheter une robe et la porter pendant des années, parce qu’elle lui va parfaitement.» Plus tard, Erdem étudiera à la Ryerson University de Toronto, avant d’obtenir une maîtrise du Royal College of Art de Londres; il fera des stages chez Diane von Furstenberg et Vivienne Westwood, qu’il admirait tant quand il était petit; et toujours, il gardera en tête cette notion de la perfection d’un vêtement. «Tout ce que je veux, c’est faire des robes qui « fonctionnent » sur le corps, dit-il. Des robes qui ne transforment pas les femmes, mais qui les rendent plus belles.»

L’homme aux fleurs

Longtemps, la presse mode a cru qu’Erdem Moralioglu était l’homme d’un seul style, qu’il se cantonnerait à faire des dentelles et des motifs fleuris. Vrai, les imprimés resteront sans doute toujours sa marque de commerce. Mais à chaque saison qui passe, le styliste élargit sa palette et pousse l’exploration plus loin. Il crée ses collections comme on écrit les chapitres d’un livre, dit-il, en racontant l’histoire d’une femme dont il prendrait des nouvelles plusieurs fois par année. Instable créature que celle-là. Elle est tantôt rêveuse, tantôt mélancolique. Parfois, comme au printemps dernier, quand Erdem a accouché de jolies robes blanches tachées de fleurs rouges, elle semblait légère, optimiste. D’autres fois, comme cet automne, elle est d’humeur sombre, presque violente. «J’ai vu le film Pollock, et je me suis inspiré de la relation tortueuse entre l’artiste et son épouse pour créer ma collection. J’ai eu l’idée d’une femme qui prendrait la peinture de son mari, la déchirerait et se mettrait à la porter», raconte le designer. D’où ses robes, chemises, pantalons et manteaux aux imprimés étranges et abstraits. Ce sont là des pièces à la beauté un peu fêlée, à la sensualité légèrement inquiétante. «Ça m’a pris du temps avant d’arriver à faire des décolletés et des jupes fendues », dit-il en faisant allusion à l’esprit sexy qui traverse sa cargaison automnale. «D’habitude, mes vêtements ne sont pas provocants de façon aussi littérale. Ils sont sexys en raison de ce qu’ils cachent, et non de ce qu’ils révèlent.»

Ces jours-ci, Erdem mène sa barque depuis un quartier ethnique et bigarré dans l’East End de Londres, où il a son atelier. Parfois, il arrête de travailler pour suivre une passante du regard, souvent une «vieille femme fou (sic)», comme il dit. «J’aime le visage des femmes âgées, leurs rides, leurs histoires.» Le reste du temps, il se tient loin d’une vie d’excès à la Galliano. «Je bosse pour ma propre marque, j’ai des employés, je dois pouvoir continuer à les payer… Je ne peux pas me permettre de boire toutes les nuits jusqu’à 6 h du matin! » Depuis que ses parents sont morts, il revient rarement à Montréal, une ville qu’il aime pourtant. Ce n’est pas grave: ses vêtements – et, avec eux, une petite parcelle de son univers – y sont.

 

À DÉCOUVRIR: Le défilé automne-hiver 2011-2012 d’Erdem