Assises l’une en face de l’autre, Anne et Anne-Claire ne doivent pas avoir plus de 25 printemps. Elles ont les yeux rivés sur leur ouvrage, une broderie de sac à main. Concentrées, mais complices, les deux jeunes femmes échangent quelques paroles tout en attrapant chacune, et avec une aisance déconcertante, de minuscules perles du bout de leur aiguille. «Ce que je préfère, c’est travailler sur les collections couture, affirme Anne-Claire, car ce n’est jamais répétitif.» Étonnant, lorsqu’on sait que la broderie manuelle n’a pas changé en quelque 200 ans. Ses artisans continuent d’utiliser l’aiguille et le crochet de Lunéville (du nom de sa ville de naissance, dans le nord de la France). Mais si les outils perdurent, les matériaux, eux, ne cessent d’évoluer. Néoprène, textile 3D, bois, voire ciment: on peut tout broder, à condition de trouver la bonne technique.

Fils de brodeur, feu François Lesage a naturellement repris les rênes de la maison familiale à la mort de son père, en 1949. C’est sous son impulsion que la maison a connu son essor, notamment grâce à sa collaboration étroite avec les plus grandes maisons de couture du monde. Aujourd’hui encore, la maison Lesage porte le sceau de l’excellence et du luxe absolu. Et loin de s’empoussiérer, la broderie d’art relève constamment le défi de s’adapter avec maestria à la créativité débordante des designers, Karl Lagerfeld en tête, qui y ont recours pour sublimer leurs modèles.
 

Les broderies sur une robe haute couture de Chanel

Les broderies sur une robe haute couture de Chanel

Par affection…

Dès son arrivée chez Chanel en 1983, le couturier au catogan fait appel au talent des brodeurs pour magnifier ses créations. Une première! Avant lui, Gabrielle Chanel avait toujours refusé de collaborer avec la maison, de crainte qu’Elsa Schiaparelli, sa grande rivale et cliente fidèle de Lesage, ne lui pique ses idées. Autour des années 2000 cependant, les métiers d’art (plumassiers, maîtres- bottiers, plisseurs, etc.) semblent menacés. En effet, les investisseurs se font rares, la mode est au minimalisme et la relève manque sérieusement à l’appel. C’est alors que les «pères» des maisons Lesage, Lemarié et Massaro, unissent leur force et lancent un appel à l’aide à Chanel.

Résultat: en 2002, celle-ci crée le groupe Paraffection et rachète les 11 maisons des métiers d’art de Paris, sauvegardant au passage le précieux savoir- faire d’une poignée d’artisans qui contribuent grandement au prestige international de la haute couture. Bien que Chanel leur apporte son soutien financier, Lesage et les autres maisons demeurent indépendantes et travaillent pour d’autres griffes, telles que Dior et Alexandre Vauthier. Ce second souffle donne un élan au métier de brodeur qui, depuis, éveille l’intérêt des jeunes et des moins jeunes.

 

 

« Broder, c’est créer avec discipline, suggérer tout en ayant l’air de suivre, avoir une imagination divinatrice, mais sage. Ce n’est point tout à fait un art, mais c’est plus qu’un artisanat.»  François Lesage.

Trésors haute couture

Avec près de 75 000 échantillons, Lesage détient la plus grande collection de broderies d’art au monde et conserve ses trésors dans de simples boîtes depuis 1858, époque où la maison appartenait encore au brodeur Michonet. Conçue comme un véritable espace de travail, la salle des archives accueille les designers en quête d’inspiration. De la même façon, dès que le thème d’une collection est connu, Hubert Barrère, le directeur artistique de la maison Lesage depuis 2011, consulte avec l’aide de son équipe de petites mains ces milliers d’échantillons, dont jamais un seul n’est reproduit à l’identique. Commence alors un admirable travail de création et d’interprétation. Couleurs, matériaux, motifs… tout est souvent à élaborer. Une fois les propositions acceptées par le designer, les petites mains se mettent rapidement à l’ouvrage.
 

Fabrication du tweed à la maison Lesage

Fabrication du tweed à la maison Lesage

Une relève à la fine pointe

Animé par une volonté de pérennité, François Lesage a fondé l’école Lesage en 1992. Ouverte à tous, amateurs comme novices, elle accueille près de 500 élèves chaque année. C’est ainsi que certains attrapent la piqûre du métier et se découvrent une vocation sur le tard. Jean-Marie est l’un d’eux. Évoluant dans un univers presque exclusivement féminin, il est l’un des sept brodeurs qui œuvrent à Paris. Cet ancien professeur d’allemand a découvert le métier par hasard, à 25 ans: «Nous venions d’emménager avec ma femme en Normandie quand elle m’a mis au défi de confectionner nos nouveaux rideaux. Ce fut la révélation! J’ai ensuite découvert la broderie et j’ai tout plaqué pour me réorienter en suivant une formation en accéléré à l’école de la maison Lesage», confiait-il au magazine Paris Match, en 2015. installés à Pantin depuis 2012, dans la banlieue de Paris, les ateliers Lesage emploient aujourd’hui 45 artisans à temps plein, dont certains travaillent pour la maison depuis plus de 30 ans. Riches de leur savoir-faire, ils continuent d’enseigner le métier aux nouvelles recrues. Car, avant de devenir un brodeur aguerri, il faut compter à peu près cinq ans d’expérience en maison, beaucoup de patience (certaines pièces nécessitent jusqu’à 300 heures de travail) et une bonne dose de créativité.
 
Passion… Sous pression

Chez les brodeurs, les périodes creuses sont rares, et le temps dont ils disposent pour livrer leur travail est très variable. Un exemple? Pour la dernière collection haute couture de Chanel, les premières bribes d’information sont arrivées un mois avant le défilé. Pour celui des métiers d’art de Chanel, véritable vitrine du savoir-faire des artisans, les brodeurs ont eu environ 10 jours de délai! Et la pression ne retombe pas une fois le défilé clos, puisqu’il faut ensuite refaire les échantillons à l’identique du modèle qui a défilé et créer une boîte pour les archives, sans compter les commandes des clientes et des boutiques, qui exigent de reproduire un patronage fait main de chaque pièce, et dans différentes tailles. Ouf!
 
Le tweed dans tous ses états

Outre la broderie, la maison Lesage travaille le tweed, la matière phare de Chanel. Depuis 1990, trois tisseuses se penchent sur sa fabrication et main- tiennent des liens étroits avec Karl Lagerfeld et le studio pour mieux concrétiser les thèmes et les inspirations de la maison Chanel. Tissages serrés, ajourés, nattés, en relief, fabriqués avec des fils d’escalade, de plastique, de dentelle et autres: les variations sont infinies et appellent une créativité inépuisable chez les tisseuses. Une fois la proposition adoptée par le designer, le prototype est acheminé en production, où une grande partie de la confection est réalisée à la main. Extrêmement technique, le tissage du tweed exige une somme folle de travail. Par exemple, la simple installation des fils sur le métier à tisser peut nécessiter jusqu’à une journée entière de travail, et les codes qui la régissent sont indéchiffrables pour les non-initiés.

Broder l'infiniment petit

Broder l’infiniment petit

Métier: Brodeuse de l’infiniment petit
Florence est brodeuse à la maison Lesage depuis 31 ans, et plusieurs de ses œuvres sont exposées dans des musées. Le jour de notre rencontre dans les ateliers, elle est penchée sur son métier et travaille au crochet un sac en cuir qui sera entièrement brodé de microperles posées deux par deux. Son défi? Réussir à effectuer le travail de broderie… à l’envers! «Je travaille un peu comme le ferait un aveugle, au toucher. Avec le temps, c’est un sens que j’ai beaucoup développé, et qui me donne la sensation d’avoir un œil au bout de chaque doigt.» De temps à autre, Florence retourne son métier afin de s’assurer de l’absolue précision de son travail. D’ailleurs, la grande Coco Chanel avait pour habitude de clamer que la broderie doit être aussi belle à l’envers qu’à l’endroit… Oui, la broderie est un art exigeant, en quête perpétuelle de perfection, mais Florence n’en changerait pour rien au monde. «J’ai voulu faire de la broderie couture parce qu’en œuvrant dans la mode, on relève des défis et on est toujours en avance sur son temps. On ne restaure pas de l’ancien, on est toujours tourné vers l’avenir. C’est une chance, non?»

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