Lorsque José Manuel St-Jacques m’accueille ce matin-là, c’est habillé de noir et le sourire aux lèvres qu’il me fait monter à l’atelier qu’il partage avec Simon Bélanger, l’autre moitié créative d’UNTTLD (prononcer untitled). Niché au dernier étage d’un bâtiment au cœur du Plateau et juste au-dessus de leur appartement, le petit studio baigné de lumière renferme les premiers exemplaires de la nouvelle collection, des vestiges de saisons passées et des portants pleins à craquer de pièces à se damner! Les designers, qui ont fait leurs premières armes chez Denis Gagnon, ont la mode dans le sang et le souci de la qualité à cœur. D’ailleurs, tout ce qu’ils créent est entièrement fait au Canada. Un choix pleinement assumé qui a un prix mais qui, cinq ans seulement après la naissance de la marque, a contribué à faire de leurs créations des incontournables des tapis rouges québécois. J’attrape d’ailleurs le duo entre deux séances de travail sur les costumes de scène de Marie-Mai, quelques semaines seulement après une victoire remarquée au concours Mercedes-Benz StartUp de Toronto, qui récompense et encourage les jeunes entrepreneurs canadiens les plus talentueux de l’univers de la mode. Gros plan sur un couple soudé qui carbure à l’instinct et bâtit tranquillement son empire, un rêve à la fois.

Lors de votre rencontre, qui a fait le premier pas?


José: Moi! C’était dans un bar, classique. Je l’ai trouvé beau, avec sa chemise à carreaux et ses lunettes. Il dansait et avait du fun. J’ai mis mes bras autour de son cou, je me suis présenté et je l’ai embrassé.


Simon: Mais je l’avais remarqué. Ça faisait un moment qu’on échangeait des regards.


J.: On a passé la soirée à danser. En discutant, on s’est rendu compte qu’on étudiait tous les deux la mode. Il a fait semblant d’oublier ses clés chez moi et est revenu les chercher le lendemain. (rires)


Comment travaillez-vous ensemble?


J.: On fait tout à deux. Parfois, ça nous désavantage, parce qu’on pourrait aller plus vite en travaillant sur des choses différentes en parallèle. Simon est un boulimique d’images. Il passe sa vie à en regarder pour s’inspirer. On passe à travers ensemble et on se met d’accord sur le genre d’ambiance ou d’univers qu’on a envie d’explorer. C’est là qu’être deux est une force. On doit être sûr de son envie pour l’exposer clairement à l’autre et le convaincre. Je pense qu’au final, les collections sont plus solides grâce aux réflexions et aux discussions qu’on a eues en amont. En termes d’esthétique, Simon a des goûts plus sombres, alors que je suis plus «solaire». On se rejoint à mi-chemin.

Quelles sont vos forces respectives?


J.: Simon est plus structuré dans son approche du patron et de la création, et il est excellent en aplat. De mon côté, je suis plus intuitif. Je préfère travailler directement sur le mannequin. D’abord parce que je suis impatient, ensuite parce que ça m’aide à avoir une idée plus concrète quant au résultat final.

S.: Je suis meilleur avec les pantalons et les vestes, mais José fait des merveilles avec une robe fluide. Je ne peux pas faire ce qu’il fait, c’est-à-dire gérer l’imprévisible, comme un drapé ou le tombé d’une matière floue.


Avec le prix d’Opération démarrage de Mercedes-Benz que vous venez de remporter, vous bénéficiez d’une bourse de 30 000 $. Comment comptez-vous l’utiliser?

J.: C’est une très belle bourse qui, en plus, est dotée d’un mentorat. Comme on maîtrise moins bien le côté business de l’entrepreneuriat, des pros sont là pour nous guider et nous aider à investir judicieusement cette somme.


S.: Dans notre toute première collection, il y avait des manteaux en fourrure, de la soie… Il y avait « toute »! Et on a continué sur notre lancée en faisant un peu fi de la réalité pour être sur la map. Alors, l’année dernière, on s’est essoufflés. On s’est beaucoup remis en question, notamment parce qu’on n’avait plus de moyens financiers, mais que les attentes, elles, étaient élevées. Après avoir mis le paquet, on ne pouvait pas juste lancer une collection de t-shirts! (rires) Le prix Mercedes-Benz est vraiment arrivé à point nommé.

Au Québec, il n’est pas facile pour des créateurs de trouver des tissus. Comment faites-vous?


S.: Le problème, c’est que le choix des tissus est une étape primordiale et un long processus. Pour avoir accès à de belles matières, il faut faire affaire directement avec les fournisseurs internationaux, qui exigent un minimum de production que peu de designers à Montréal sont capables d’atteindre. Résultat: on finit tous par travailler avec les mêmes tissus. C’est pour ça qu’en juillet, on partira à New York avec le CCMQ (Conseil des créateurs de mode du Québec) et Chantal Malboeuf, la fondatrice des Ateliers à Façon. Après avoir longtemps travaillé avec des tisserands italiens, elle a développé avec eux des liens privilégiés. L’idée est de se regrouper entre créateurs québécois et d’aller poser des bases à New York, pour nous aider à trouver des tissus à la fois beaux et accessibles. Au final, on utilisera peut-être les mêmes tissus, mais ils seront d’une qualité supérieure!


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Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir designer?


J.: Jean Paul Gaultier. Je l’ai découvert à l’époque Madonna, avec ses corsets à coques pointues en satin rose et son mélange des cultures. Ça m’a vraiment marqué.


S.: Pour moi, l’envie de faire de la mode est née vers l’âge de 12 ans. Je me rappelle avoir vu un défilé Versace à l’émission Griffe, à Canal D. J’ai flippé ma vie! C’était tellement coloré et over the top. C’était grandiose!


UNTTLD-article.jpgY a-t-il une pièce dont vous êtes particulièrement fiers?


S.: Plus que des pièces, on est fiers de certaines techniques qu’on essaie d’imaginer ou de s’approprier, comme lorsqu’on a déplacé toutes les coutures pour les faire «vriller» autour du corps. On essaie de susciter la surprise et de créer une signature. Par exemple, le laçage de chaînes, une technique à laquelle on aimerait être identifiés.

(Photo de gauche: Charles Briand)

Quel est votre rapport à la mode?


S.: Le concept d’obsolescence de la mode, des vêtements qu’on achète rapidement et dont on se débarrasse aussi vite, me répugne profondément. Selon moi, en 2016, c’est une façon très peu contemporaine d’envisager la consommation. La quantité de – excusez le terme – «guenilles» qu’on propose à 10

#8230; Je vais toujours privilégier une pièce plus chère, mais de qualité, que je garderai à vie. On achète beaucoup moins, on réfléchit vraiment à son achat et on le porte longtemps. José et moi, on croit beaucoup au vêtement-ami, à la pièce porte-bonheur dans laquelle la personne se sentira belle et bien, qui la suivra et la protégera en quelque sorte.


J.: Le problème avec un t-shirt vendu à 5 $ ou 10 $, c’est qu’il y a forcément quelqu’un qui a été exploité durant le processus…


S.: On s’est beaucoup fait dire qu’on devrait positionner notre griffe comme un produit de luxe et on en est fiers, entre autres parce que José et moi, on s’entête à vouloir tout créer et tout réaliser au Canada, ce qui implique une certaine gamme de prix. Aujourd’hui, heureusement, on n’a plus à se justifier de ce côté-là. Nos clientes comprennent le travail et l’éthique qu’il y a derrière.

J.: Les gens font plus attention aujourd’hui à ce qu’ils mangent, à la provenance et à la qualité de la nourriture qu’ils achètent, et c’est très bien. Pour la mode, ce n’est pas encore un réflexe. Je pense qu’il y a une éducation à faire. Pour nous, c’est une évidence, mais c’est normal, car on baigne dedans! C’est pour ça qu’on est à l’aise quand on aborde le sujet, sans faire du prosélytisme pour autant.


Au-delà du prix, la mode des créateurs est-elle vraiment faite pour toutes les femmes?


J.: Il faut oublier l’idée selon laquelle la mode est réservée aux filles filiformes. La mode est pour tout le monde et doit «parler» à tout le monde. C’est un point sur lequel Simon et moi avons beaucoup évolué, notamment grâce à nos rencontres. Aujourd’hui, lorsqu’on dessine une collection, on pense à toutes les femmes qu’on habille et on se pose la question: y a-t-il une pièce pour celle qui a des hanches fortes ou une grosse poitrine? Est-ce qu’une telle porterait ça? On aime les femmes et on veut qu’elles y trouvent leur compte. C’est Julie Pesant, la fondatrice de la marque Éditions de robes, qui nous a appris à nous poser ces questions et à nous réorienter au besoin. Et il est normal que ce soit une préoccupation pour nous. On crée des vêtements pour qu’ils soient portés.


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Quels sont vos projets cette année?


S.: On veut ouvrir une boutique en ligne, mais on veut le faire comme il faut, avec les bons produits présentés sur une plateforme chaleureuse et sécuritaire, qui te donne le sentiment d’être cosy dans ton salon (unttld.ca). En attendant, quelques-unes de nos pièces sont offertes à la boutique en ligne d’Éditions de robes (editionsderobes.com).


J.: On aimerait bien dessiner un jean aussi. Tout le monde a un jean! Et peut- être faire quelques autres pièces plus casual

Pourquoi UNTTLD?

S.: On ne voulait pas donner notre nom à la marque. Un soir, un ami nous a lancé: «mais pourquoi vous n’appelez pas ça « sans titre », genre untitled?»


J.: Et puis, on voulait éviter de donner un nom précis qui allait peut-être nous enfermer ou moins nous ressembler avec le temps. Le terme unttld nous offrait le luxe de pouvoir explorer et nous redéfinir chaque fois.

S.: D’ailleurs, on a pas mal évolué depuis nos débuts. On était plus géométriques et structurés, alors qu’on va de plus en plus vers les courbes et la féminité. Mettons que si on avait appelé notre griffe « carré », ça ne marcherait plus trop aujourd’hui! (rires)


Les chansons en boucle dans votre iPod?

S.: On écoute beaucoup de musique électro et de musique d’ambiance, car ça aide à s’évader. On aime aussi beaucoup les classiques, du genre Dalida, Marjo et la musique des années 1980.


J.: On n’est ni snobs ni élitistes. On écoute de tout!

Vos films cultes?

S.: Le premier Alien.


J.: Death Becomes Her (La mort vous va si bien). Et on regarde souvent les Star Wars!

S.: En fait, le point commun entre tous les films qu’on aime, c’est qu’ils nous permettent de nous échapper de la réalité.


Le comble du mauvais goût?

S.: Faire semblant. Essayer de projeter quelque chose qu’on n’est pas.


J.: Il y a une chose que je n’aime pas qu’on dise à propos de nos vêtements, c’est qu’ils sont cutes. Le cute, là, ça m’énerve!


Celles que vous aimeriez habiller?

J. et S.: Il y en a beaucoup. Il y a les femmes classiques, celles que tous les designers rêvent d’habiller, comme Cate Blanchett, qu’on trouve magnifique, Tilda Swinton et Juliette Binoche. Ici au Québec, on aime beaucoup Christiane Charette. Elle est délicieuse! On aime les femmes de caractère, comme Marie-Louise Arsenault.


Votre rêve?

S.: Le rêve ultime serait de pouvoir créer nos propres imprimés, nos propres dentelles; ça me ferait triper! Un jour…

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