Une collection ovationnée à la Semaine de mode de Montréal. Un portrait-documentaire qui a rempli les salles du Festival international du film sur l’art. Une collaboration avec le détaillant Bedo. Une exposition au Musée des beaux-arts. Il était dit qu’en 2010 le designer Denis Gagnon ferait l’évènement.  

Comme les surfeurs, tout créateur espère la vague ultime, celle qui l’amènera très haut et très loin. Avec l’exposition que lui consacre le Musée des beaux-arts de Montréal, à l’occasion des 10 ans de sa griffe, Denis Gagnon pourrait bien se retrouver sur la crête d’une énorme vague. «C’est tout un honneur pour moi, en tant que designer de mode québécois, d’avoir ma place au Musée! Je vais profiter de l’engouement pour agrandir l’entreprise, conquérir de nouveaux territoires. D’abord New York… et puis l’Europe, qui sait?» Derrière les verres de ses lunettes démesurées, les yeux du couturier pétillent. Le chouchou des fashionistas montréalaises a le vent en poupe, et ça fait plaisir à voir.

Mais qui est (vraiment) Denis Gagnon?

«J’ai longtemps pensé que la réussite n’était pas faite pour moi, réflexe typique des gens de ma génération issus d’un milieu ouvrier. Maintenant, j’apprends à m’accorder le droit de prendre ma place.» On croit rêver. «L’enfant terrible de la mode canadienne», le contestataire qui n’obéit à aucune loi sinon celle de la créativité tous azimuts, n’osant pas revendiquer sa place? Comment un designer encensé par la presse parce qu’il hisse la mode québécoise à un niveau international a-t-il pu douter de sa légitimité? «"L’enfant terrible", c’est une invention des journalistes, fait observer Denis Gagnon. Ils confondent mon travail avec ce que je suis.»

Voilà le paradoxe. Autant sa mode est brillante et efficace, audacieuse, à la limite d’être arrogante, autant le créateur est modeste, plutôt déstructuré, un brin naïf et sujet aux angoisses. Des traits de caractère qui ne sont pas sans rappeler Yves Saint Laurent, à un détail près: l’humilité. Parlez-lui de son éblouissant défilé pendant la Semaine de mode de Montréal en mars dernier, présenté à deux reprises afin d’accueillir tous ceux qui se bousculaient aux portes… Il s’empressera de mettre un bémol: «Il faut dire que les designers phares comme Dubuc et Saint Pierre n’ont pas participé au défilé cette année. J’étais le seul.»

 

À 48 ans, il a le look d’un adolescent lunatique, habillé à la va comme je te pousse, en noir radical, avec ses baskets funky. «La mode est ma raison de vivre, mais mon propre habillement ne m’intéresse pas. Je possède peu de vêtements. Le matin, je mets ce qui me tombe sous la main. Comme ça, je peux me concentrer sur la chose qui m’importe vraiment: créer en pensant aux autres.»

La création, Denis Gagnon était en plein dedans au moment de l’entrevue, à mettre au point la collection qu’il présentera au défilé du Musée des beaux-arts de Montréal. «Imaginez. Mon expo s’insère entre celles d’Yves Saint Laurent et de Jean Paul Gaultier. Cette invitation du Musée équivaut à un oscar pour une actrice. Si j’étais une actrice, j’essaierais d’avoir la plus belle robe. Moi, je veux que TOUS mes vêtements soient magnifiques.»

Et dire que le designer «oscarisé» conçoit et confectionne ses vêtements chez lui, dans le sous-sol de son appartement-atelier- show-room… Appartement qui ressemble d’ailleurs plus à celui d’un étudiant qu’à celui d’un créateur dont les collections se vendent chez Holt Renfrew. «J’investis tous mes revenus dans la production. En plus, je suis un nomade. Il m’est arrivé de déménager trois fois au cours d’une même année. Mieux vaut limiter le mobilier au minimum et réserver les bras des copains pour les choses de première nécessité: l’équipement et les fournitures pour l’atelier.»

En 2008, le jeune réalisateur Khoa Lê propose à Denis Gagnon de faire un documentaire sur lui. Ayant un temps été vendeur à l’une des anciennes boutiques du couturier, il est fasciné par la complexité du personnage. Le designer accepte, sachant pertinemment dans quoi il s’embarque. «Si tu dis oui à ce genre de proposition, tu dois présenter à coeur ouvert ta vie de simple gars du Lac-Saint-Jean.»

Le film brosse un portrait intimiste du créateur; il n’a rien d’un hommage à une icône. On peut y entendre les confidences que fait le designer sur son malaise devant la précarité de sa situation. Le documentaire Je m’appelle Denis Gagnon est présenté à guichets fermés en mars 2010 au Festival international du film sur l’art, à Montréal. Ajouter une séance de projection ne suffit pas à répondre à la demande de tous ceux qui souhaitent y assister. La presse s’emballe, les télés se disputent la présence du «couturier-qui- en-arrache».

«L’image véhiculée dans le film n’est plus actuelle», s’empresse aujourd’hui d’expliquer Denis Gagnon. «Le déclic s’est produit pendant que je visionnais les rushs [épreuves de tournage]. J’ai eu l’impression de me trouver devant un miroir géant, qui me renvoyait l’image d’un déprimé-déprimant s’apitoyant sur son sort au lieu de se battre. Une vraie thérapie. J’ai décidé que, désormais, j’allais être optimiste. Juste pour voir. Eh bien, l’effet boomerang, ça fonctionne! Quand on est en mode optimiste, on est aussi en mode réceptif. Les gens le ressentent, ils croient en nous, et le champ des possibles s’ouvre.»

 

Denis Gagnon pour Bedo

On a eu vent que certaines clientes de Holt Renfrew, adeptes de la griffe, auraient versé une larme en apprenant que leur designer chouchou franchissait le pas et visait désormais une clientèle grand public. Pour les autres fans de Denis Gagnon, le fait qu’il s’associe à la chaîne de boutiques Bedo a été la très bonne nouvelle de la rentrée. La mini-collection d’une trentaine de pièces conçue à leur intention compose une garde-robe complète dont les prix s’échelonnent de 30 $ à 300 $. Attention! Coups de coeur annoncés.

«L’idée d’une mode démocratique m’a plu. Un vêtement à 3000 $, moi aussi, je trouve ça cher. Cela dit, c’est le prix de tout produit de créateur.» L’accessibilité au plus grand nombre, soit, mais à la condition de préserver l’identité de la griffe, son âme. «On ne doit jamais diluer notre propos lorsqu’on signe une ligne populaire, poursuit le couturier. Il est essentiel qu’un blouson en cuir Denis Gagnon à 300 $ demeure un blouson Denis Gagnon.»

Par chance, Peter Nasri, président de Bedo, partageait cet avis: «Nous tenions à respecter le talent de Denis en nous assurant que le produit atteigne un niveau de qualité maximal. » Si M. Nasri le dit, je le crois. Et j’ajoute que cette gamme de vêtements, c’est du Denis Gagnon comme on l’aime: percutant. On sent que le designer a eu carte blanche. «Nous avons choisi, parmi mes collections précédentes, des modèles susceptibles de s’adapter à la commercialisation. Après, il a fallu épurer, simplifier, synthétiser. J’avoue que je suis satisfait du résultat.»

Pourquoi les férues de mode l’adorent

  • Parce que Denis Gagnon conçoit un prêt-à-porter couture. Entendre par là des vêtements avec des éléments sophistiqués et des finitions faites main, dignes de l’atelier d’une grande maison. Et ce, malgré le peu de moyens dont il dispose. «Je suis à la fois le concepteur, le premier ouvrier et les petites mains de mon entreprise. Aussi bien dire que je travaille comme un fou.»
  • Parce que sa vision est celle d’un artiste. «Au départ, je ne me mets pas de barrières. Je ne me préoccupe ni du fait que le vêtement se vende ou pas ni de son coût de production. Je laisse aller ma créativité.» Pas étonnant que le Musée des beaux-arts de Montréal lui ait ouvert ses portes.
  • Parce que chacune de ses collections réinvente le cuir, «la matière qui m’inspire depuis mes débuts», l’a-t-on entendu affirmer. Ce cuir qu’il lacère ou perfore, moule, drape, plisse, tresse ou froisse, meurtrit, décolore, recolore et fait même bouillir.
  • Parce que sa mode intègre la notion de divertissement.
  • Parce qu’il sait glisser du raffinement dans un blouson rock, de l’émotion dans un haut on ne peut plus glam et de la sensualité dans une robe essentiellement composée de fermetures éclair.

 

Denis Gagnon, un couturier au Musée: Dix ans de création, jusqu’au 13 février 2011. Exposition mise en scène par l’architecte Gilles Saucier dans le nouveau Carré d’art contemporain du MBAM. Une projection du portrait-documentaire Je m’appelle Denis Gagnon est prévue au programme. Entrée libre.

 

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