Garrow Kedigian n’est pas le designer d’intérieur à qui on pense d’emblée pour aménager un «écrin de verre». Pour un six ou sept pièces classique à Manhattan, d’accord. Pour une villa méditerranéenne à Palm Beach, une maison de ville du quartier Belgravia ou un domaine dans les Hamptons: oui, oui, oui. Là où s’élèvent les vestiges d’une époque oubliée — des moulures épaisses, une allée de gravillons devant un manoir, une «chambre de bonne» ou une topiaire —, Kedigan est dans son élément. Mais dans un cube tout en transparence? Peut-être un peu moins. Voilà qui n’a pas découragé une propriétaire de recourir à l’expertise de ce designer d’intérieur convoité. Armée d’une recommandation élogieuse de la part d’une amie, elle insiste pour rencontrer Garrow chez lui, à Montréal, place de Chelsea, une cour intérieure fabuleuse ceinturée de maisons de ville géorgiennes, pour y discuter du potentiel de son appartement-terrasse au pied du Mont-Royal.

Il s’avère que le duo n’est pas mal assorti du tout. Enveloppée d’une écharpe flam- boyante, Madame s’éprend tout de suite de la propriété du designer, où s’étale justement ce qui fait défaut dans la sienne: la couleur. «Elle savait ce qu’elle voulait! dit-il. Et j’ai travaillé sur des maisons modernes auparavant, s’esclaffe Garrow [qui compte parmi ses clients des membres de la famille royale et dont la tour Burj Khalifa à Dubaï fut l’un de ses terrains de jeu]. C’est par choix que je vis dans un espace classique à l’esprit épuré.» Aux yeux de Garrow, montréalais d’origine qui a mené une brillante carrière à Manhattan durant plusieurs années, le projet offrait une double dose de plaisir: une sorte d’«entremets ou de trou normand» architectural, pour faire table rase et redéfinir les codes, et un retour à la maison accueilli avec joie.

L’appartement-terrasse sur deux étages est perché sur un couvent historique réaménagé en habitations de luxe. À sa première visite de l’espace avec la cliente et son époux, Garrow, arrivé au dernier étage, s’exclame: «Le plafond doit être peint bleu ciel!»

«Ils m’ont jeté un regard interloqué, mais dans cet espace, le plafond et le ciel ne font qu’un. J’adore cette pièce.»

Néanmoins, une atmosphère froide règne dans la demeure. Semi-retraités mordus de lecture, globe-trotteurs et aficionados de design, les propriétaires ont des aspirations claires. Pour elle: chaleur et couleur. Pour lui: une bibliothèque. Or, le condo comptait un séjour et un espace salle à manger en bas, des espaces détente à l’étage et un escalier en colimaçon qui brisait la fluidité des lieux.

Le designer a eu la bonne idée d’éliminer l’escalier menant au dernier étage — puisqu’il y avait déjà un ascenseur —, question d’exaucer le souhait de Monsieur: un coin lecture aux murs parés de noyer.

La pièce s’ouvre sur une terrasse partiellement cloisonnée au sommet de l’immeuble. Dans son ancienne propriété, la cliente, passionnée de jardinage, veillait sur un jardin anglais miniature doté d’une fontaine, mais le nouvel espace ne s’y prêtait pas. «Emporte-le! Il nous faut une note traditionnelle», insiste le designer. Le charme du contraste opère: ici, la rigidité de l’architecture met en valeur le foisonnement de la végétation.

En bas, papier peint, tapis et meubles sur-mesure confèrent de la chaleur aux lieux, alors que des trouvailles dénichées dans un marché aux puces parisien y instillent un certain caractère.

Parmi les pièces chinées, un énorme miroir de plâtre à dorure trône désormais au-dessus du meuble lavabo de la salle de bain, rehaussant du coup le volume blanc tout en hauteur. «La pièce était en effet peu accueillante et on s’y sentait exposé. Ça n’invitait pas à se déshabiller», note le designer. Un revêtement mural en vinyle signé MissoniHome et le plafond couleur curcuma insufflent une chaleur enveloppante à l’espace et rappellent les murs cuivrés de la chambre du couple. Les coussins du lit et les abat-jours ont été conçus spécialement pour la pièce. «J’insiste toujours pour éviter d’acheter ce genre d’articles en magasin. Ces éléments n’ont pas leurs pareils. J’aime que mes intérieurs reflètent la personnalité de ceux qui y vivent.»

Cela dit, il est impossible de tout planifier. Par exemple, le destin a mené le couple à dénicher une paire de tapisseries du XIXe siècle, peintes à la main, s’intégrant parfaitement aux niches hautes de deux mètres qui flanquent la cheminée. Ces autres heureuses trouvailles — provenant elles aussi d’un marché aux puces à Paris — confirment que ce nid moderne avait besoin d’une touche d’histoire.