Végane», «sans cruauté», «naturel», «bio», «écoresponsable»: dans le monde de la beauté, ces mots clés sont devenus des arguments de vente puissants. Les beautistas – et les consommateurs en général – ont de plus en plus conscience du geste qu’elles posent en achetant un produit. Elles pèsent le pour et le contre non seulement en matière d’efficacité, mais aussi en matière d’éthique. Et c’est tant mieux! Mais attention! Un produit peut être «naturel», ou «non testé sur les animaux» et être «néanmoins considéré comme moralement discutable. Pourquoi? Entre autres parce que les matières premières utilisées par les grandes sociétés, dans l’industrie des cosmétiques comme ailleurs, peuvent avoir été collectées dans des conditions très précaires pour les travailleurs.

Parmi ces matières, il y a le mica, un minerai extrait du sol, principalement en Inde et à Madagascar, et utilisé pour son effet chatoyant. Il fait donc partie non seulement des composantes de nombreux cosmétiques – fards à paupières scintillants, illuminateurs, shampooings, gloss à paillettes –, mais aussi de pièces électroniques, de peintures et de pigments utilisés à grande échelle dans le monde de l’automobile. En soi, le mica est un ingrédient naturel et relativement sécuritaire pour la santé humaine; pas de quoi s’alarmer. Là où le bât blesse, c’est plutôt les conditions dans lesquelles ce minerai est récolté.

En toute illégalité

L’Inde n’est pas le seul pays qui fournit du mica, mais c’est l’un des plus importants, surtout en ce qui a trait aux produits de beauté. On estime que 60 % du mica de haute qualité utilisé dans les cosmétiques provient de deux États du nord-est de l’Inde, le Bihar et le Jharkhand, qu’on appelle «la ceinture du mica» tellement cette matière y est abondante. Cependant, pour des raisons liées à la protection des forêts, la plupart des mines de mica de ces États sont exploitées illégalement. Résultat: les conditions de travail sont difficiles – voire impossibles – à réguler, ce qui donne lieu à de nombreux dérapages. En plus de la faible rémunération des travailleurs et des conditions de travail dangereuses, ces mines, qui varient grandement en taille et qui se trouvent souvent près des villages les plus pauvres, exploitent des enfants qui n’ont parfois pas plus de cinq ans. Selon le Centre for Research on Multinational Corporations (SOMO), c’est quelque 22 000 enfants qui travaillent de longues heures dans les mines de ces deux États pour aider leur famille à joindre les deux bouts, souvent au péril de leur vie. Dans des communautés qui manquent cruellement d’offres de travail décentes, ils n’ont souvent pas le choix. Comme tout est fait dans l’illégalité, les incidents sont vite balayés sous le tapis, et il est difficile d’obtenir des chiffres à ce sujet. Selon certains rapports, entre 10 et 20 personnes, dont des enfants, périraient chaque mois en recueillant du mica. Mais on n’a aucune donnée sur le nombre de blessés. Il a même été rapporté que les exploitants des mines de ces deux États offriraient des compensations financières – l’équivalent d’environ 500 $ – aux familles qui perdent un être cher dans les mines, en échange de leur silence sur l’accident.

Le minerai excavé par les travailleurs et les enfants passe par de nombreuses mains avant d’atterrir dans nos produits de beauté. Il est collecté par un intermédiaire, qui le vend à un exportateur, lequel le livre ensuite à un fabricant, généralement chinois. Puis, il est moulu, pour en faire un pigment nacré, et vendu à des sociétés internationales. Cette longue chaîne d’approvisionnement plus ou moins légale ne permet pas de connaître la provenance exacte du mica et rend possible l’exploitation humaine. Tout ça pour, au final, maintenir les coûts bas et les profits élevés. Il existe des mines légalement constituées – de une à trois, selon les sources, dans les États de Bihar et de Jharkhand – qui possèdent des chaînes d’approvisionnement moins complexes, mais elles sont loin, très loin, d’être la norme.

Responsible Mica Initiative

Des enfants de la communauté minière de la région de Jharkhand.

Une lumière au bout du tunnel

Malgré cette opacité, les problèmes entourant l’approvisionnement en mica sont discutés dans les médias depuis 2014. Récemment, un documentaire et un reportage de fond réalisés par le webzine américain Refinery29, qui s’est rendu en Inde en 2019 pour rencontrer de très jeunes travailleurs dans les mines de mica, ont provoqué une onde de choc chez les consommateurs de produits de beauté et les différentes entreprises de cosmétiques. Celles-ci ont tôt fait d’annoncer leur engagement à se procurer du mica «éthique». Et, pour rendre à César ce qui appartient à César, il est vrai que plusieurs grands acteurs de l’industrie s’engagent véritablement, et à la source, à se procurer le minerai de la façon la plus responsable possible. Plusieurs sont membres de la Responsible Mica Initiative (RMI), un organisme à but non lucratif créé en 2016 qui tente d’établir une chaîne d’approvisionnement responsable et éthique en Inde, et qui vise à éradiquer le travail des enfants dans les mines de mica d’ici 2022. «Nous travaillons sur trois “piliers”, explique Fanny Frémont, directrice de la RMI. Le premier touche la fiabilité et les normes d’exposition en milieu de travail; en quelques mots, on veut établir de bonnes pratiques de travail dans les sociétés en Inde, des mines aux sous-traitants, en passant par les exportateurs. Mieux connaître la chaîne d’approvisionnement, du début à la fin, nous permet de savoir où concentrer nos efforts.» Le deuxième pilier vise l’habilitation communautaire. Son but? Augmenter le niveau de vie des familles et sortir les enfants des mines, en se penchant sur les causes profondes du problème – notamment la pauvreté et le manque d’éducation. «On se joint à l’effort de 7 ONG locales dans 80 villages pour trouver de nouvelles sources de revenus pour les familles, pour réduire leurs dépenses en santé, et pour que l’école redevienne un facteur attractif pour les enfants.» Enfin, la RMI se concentre sur le cadre législatif entourant le mica en Inde. «Notre rôle est de réunir toutes les parties prenantes – gouvernements, ONG, communautés, fournisseurs, entreprises – pour mettre en place un cadre législatif robuste et l’appliquer, et de s’assurer de mesures de contrôle efficaces.»

Et ce n’est pas du bluff. Selon Claire van Bekkum, chargée de projet pour l’organisation Terre des Hommes Pays-Bas, une ONG de solidarité internationale qui milite pour le développement durable et la défense des droits de l’enfant, la RMI n’est pas seulement un beau nom à marteler dans ses communications de relations publiques. Avec l’aide de ses membres, cette organisation fait une vraie différence dans les communautés touchées. «Les choses changent rapidement. Dans les derniers mois, on a observé que près de 9000 enfants étaient de retour sur les bancs d’école. Ça ne veut pas dire qu’ils ne travaillent plus du tout dans les mines, mais c’est un pas en avant. Comme le travail des enfants est illégal en Inde, et que ces enfants vivent dans des communautés extrêmement reculées, il est difficile d’obtenir des statistiques, mais le nombre d’enfants qui reçoivent une éducation est un bon indicateur sur l’amélioration de leurs conditions de vie.»

Dans la liste des 55 membres de la RMI se trouvent des noms qu’on connaît bien: Chanel, Estée Lauder, Clarins, Shiseido, Sephora et L’Oréal, entre autres. Ce dernier conglomérat – qui possède des marques comme Maybelline, Urban Decay, Essie et NYX –, lorsqu’on le questionne à ce sujet, affirme: «98 % de nos matières premières contenant du mica naturel proviennent de sources sécurisées, c’est-à-dire uniquement de fournisseurs qui nous offrent une traçabilité complète de leur chaîne d’approvisionnement, et qui se sont engagés à ne pas recourir au travail des enfants. Nous travaillons activement à aller plus loin et à atteindre les 100 %.» Ce pourcentage est cependant contesté par Terre des Hommes, qui, dans un rapport en 2018, écrivait qu’il est encore aujourd’hui impossible de dire avec certitude que le mica naturel provenant de l’Inde n’est pas entaché du travail des enfants. «Il y a trop d’acteurs impliqués dans le processus, et c’est encore une activité illicite, dit Claire van Bekkum. Il est donc difficile d’avancer avec honnêteté qu’on n’utilise que du mica “sans travail d’enfants”, parce que… on ne le sait pas! Quelque part dans la longue chaîne d’approvisionnement, notre mica a peut-être été légalisé sur papier, mais sur le terrain, on ne peut encore être certains de rien.» Reste que l’industrie des cosmétiques s’efforce vraiment de faire appliquer une nouvelle réglementation et d’améliorer les conditions de travail et les conditions de vie des communautés qui dépendent des mines. «Il y a un véritable intérêt de la part des grands conglomérats comme L’Oréal. Ils sont experts en la matière et sont proactifs sur le terrain. Leur motivation vient peut-être du fait que le mica est dans la liste des ingrédients de leurs produits, au vu et au su de tous – au contraire de l’industrie de l’automobile ou de l’électronique? Quoi qu’il en soit, grâce à leurs connaissances et à leurs efforts, il y a vraiment des avancées pour les communautés qui vivent autour des mines», fait savoir la chargée de projet.

À la recherche de solutions

En 2018, la marque de cosmétiques Lush s’est engagée à ne plus utiliser de mica naturel dans ses produits, à se retirer complètement du marché indien et à plutôt opter pour du mica synthétique, fabriqué en laboratoire et respectueux de l’environnement. L’intention était, selon un communiqué, de garantir une transparence totale sur toute [sa] chaîne d’approvisionnement. «Compte tenu de l’ampleur du problème, de notre pouvoir d’achat relativement réduit et du fait que nous ne pouvions pas visiter les sites de production sans être accompagnés d’une personne armée, nous sentions que nous n’avions pas assez d’influence pour provoquer les améliorations nécessaires», peut-on actuellement lire sur le site web français de la société.

Ne plus acheter de mica naturel, boycotter les produits qui en contiennent… est-ce là une façon de mettre fin au problème? Pas du tout, répond Claire van Bekkum, même si l’intention est bonne. «J’ai été déçue de la décision de Lush. La collecte du mica est le seul gagne-pain des communautés du Bihar et du Jharkhand. Si on leur enlève ce revenu, comment survivront-elles? Les entreprises qui s’approvisionnent – ou qui se sont approvisionnées – en mica dans ces régions ont une responsabilité envers les communautés, celle d’investir dans leur avenir, de corriger et de prévenir les impacts négatifs sur le travail dans les mines, et de travailler de concert avec les travailleurs pour leur garantir des conditions de vie convenables.» En bref, si les grandes compagnies se retirent complètement du marché indien, la situation pourrait empirer pour les communautés touchées. Dans sa déclaration officielle à Refinery29, L’Oréal affirmait: «Nous pensons que l’arrêt de l’utilisation du mica indien affaiblirait encore plus la situation locale. Nous nous sommes engagés à continuer à nous approvisionner en mica naturel en Inde afin de permettre aux communautés déjà pauvres de continuer à générer des revenus.» Le mieux pour les entreprises est donc d’agir de concert avec les ONG, les gouvernements et les travailleurs – en utilisant notamment leur pouvoir d’achat – pour mettre en place des conditions de travail standards et réguler l’entièreté du secteur, tout en augmentant le niveau de vie des communautés.

Et les efforts de tous les intervenants impliqués semblent porter leurs fruits! Des mines sont légalement constituées, des milliers d’enfants sont revenus sur les bancs d’école, les consommateurs sont de plus en plus avertis et mettent de la pression sur les différentes industries utilisatrices de mica. «Je vois un vrai changement, une lueur d’espoir», dit Claire van Bekkum, optimiste.

Amateurs et amatrices de paillettes, vous pouvez contribuer aux efforts dans la lutte contre l’exploitation humaine en vous informant, en soutenant des organismes comme Terre des Hommes, et en communiquant avec vos marques chouchous pour leur demander d’être transparentes au sujet de leur approvisionnement en mica. Une manière brillante (!) de faire sa part.

Acteur de changement

Depuis deux ans, l’entreprise américaine de cosmétiques BEAUTYCOUNTER s’efforce de décortiquer chaque étape de la chaîne de production du mica qu’elle utilise dans ses produits. Pour cela, elle mène des audits sur les sites miniers de la région de Jharkhand, en Inde. Le but? Éradiquer le travail des enfants en travaillant auprès des communautés locales, en collaboration avec KAILASH SATYARTHI, colauréat du prix Nobel de la paix en 2014. Et d’ici la fin de 2020, Beautycounter souhaite instaurer une carte interactive sur son site Internet afin que les consommateurs puissent voir en temps réel où exactement le mica utilisé dans ses produits est puisé.

Pour en savoir plus sur cette initiative, on visionne le documentaire qui explique la démarche de la marque sur sa chaîne YouTube (@Beautycounter) ou on se rend sur le site web de la société. beautycounter.com

Pour plus d’infos

Responsible Mica Initiative
responsible-mica-initiative.com

Terre des Hommes
terredeshommes.nl


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