Janelle Torreda, une Philippine qui vit à Mitchell, en Ontario, est l’aînée de trois sœurs. Des trois, c’est elle qui a la peau la plus foncée – ça, elle en a toujours été consciente. À l’âge de 17 ans, Janelle a commencé le régime de soins de la peau que suivent de nombreuses morena (un terme désignant les Philippins à la peau brune), et a acheté des savons, des lotions et des pilules promettant tous de rendre la peau plus claire.
«Dans l’environnement dans lequel j’ai grandi, être blanche, c’était être belle», dit-elle. Dès qu’elle a été en mesure de gagner de l’argent et d’économiser, elle a eu recours à des perfusions intraveineuses bimensuelles de glutathion, pour lesquelles elle payait de 125 $ à 250 $ par séance. «Un traitement très dispendieux, mais ça n’avait pas d’importance, vu la pression que je ressentais à cette époque», dit la jeune femme. Elle se remémore les compliments de sa lola, ou grand-mère, à mesure que son teint rosissait. «Je me sentais beaucoup plus confiante», ajoute Janelle.
Les produits et les traitements éclaircissants pour la peau ne sont pas seulement populaires aux Philippines. Selon l’Organisation mondiale de la Santé, près de 40 % des femmes en Chine, en Malaisie et en Corée, ainsi que 60 % des femmes en Inde utilisent ce type de produits. Et c’est sans compter leur popularité dans certains pays d’Amérique du Sud, notamment au Brésil, et leur utilisation régulière au Nigéria et au Togo. Bien qu’elle reste relativement inconnue dans les pays occidentaux, la pratique de l’éclaircissement de la peau est un phénomène international, et son industrie, en plein essor, devrait atteindre les 24 milliards de dollars américains d’ici 2027. Or, les experts mettent en garde les utilisateurs contre les ingrédients nocifs pour la santé qu’on trouve souvent dans les produits de blanchiment de l’épiderme.
L’industrie de la beauté a fait des progrès dans l’inclusion d’une plus grande diversité de carnations au cours des cinq dernières années, mais le colorisme – la discrimination basée sur le teint de la peau entre les membres d’une même communauté raciale ou ethnique – et les normes de beauté ethnocentriques font en sorte que la dépigmentation de la peau est tout aussi banalisée dans certaines parties du monde que le bronzage l’est dans d’autres parties. «Le colorisme n’est pas seulement une question de couleur de peau. Il s’inscrit dans une dynamique de pouvoir», avance Joanne Rondilla, professeure adjointe en études asiatiques américaines à l’Université d’État de San José et autrice du livre Is Lighter Better? Skin-Tone Discrimination among Asian Americans. «Je ne connais aucune Philippine qui n’a pas été élevée en entendant constamment: “Ne reste pas au soleil, ou tu vas devenir trop foncée”», continue-t-elle.
Aux Philippines, le désir d’avoir une peau plus blanche découle de plus de 300 ans de colonisation par les forces espagnoles, américaines et japonaises. Et la présence de la classe marchande chinoise pendant la période coloniale, qui s’est étendue du 16e au 20e siècle, a également entraîné l’apparition d’un plus grand nombre de mestiza (Philippins métissés), dont les traits «plus blancs» sont fétichisés par la population locale. Bien que les Philippines aient déclaré leur indépendance en 1946, les normes de beauté engendrées par la colonisation, elles, sont restées bien en place.
Pour Kayla Rivera, une chanteuse et actrice philippine née à Calgary, le choix de défendre sa carnation naturelle, malgré la pression exercée par ses agents, qui lui disaient qu’elle aurait plus d’offres professionnelles si elle éclaircissait sa peau, était ce qui lui semblait juste. «Peu importe le choix qu’on fait, on doit le faire pour soi, et parce que c’est ce qui nous fait nous sentir belle et confiante, soutient Kayla. On ne devrait jamais faire quoi que ce soit parce qu’on ressent la pression d’autrui.»
Au Belo Medical Group, une clinique esthétique des Philippines qui se spécialise entre autres dans les services d’éclaircissement de la peau, le traitement commence alors que la cliente est encore dans sa voiture: un membre du personnel vient la protéger du soleil à l’aide d’une ombrelle, et la guide vers le luxueux hall d’entrée baigné d’un parfum d’agrumes et de lavande. Ouvert depuis 30 ans, le Belo Medical Group, qui a récemment été pointé du doigt pour une publicité insensible à propos des «effets de la pandémie» sur l’apparence physique des gens, compte 15 adresses dans le pays.
«Je voulais faire des Philippines le plus beau pays du monde», déclare Vicki Belo, dermatologue cosmétique et fondatrice du Belo Medical Group. Son travail est en forte demande. Elle ajoute que les gens se rendent à ses cliniques pour «se sentir plus heureux grâce à une apparence améliorée». Un grand nombre de ses clients viennent d’autres pays, comme l’Inde et Singapour, pour subir des interventions esthétiques – comme une liposuccion à 360 degrés ou une blépharoplastie – ou pour recevoir leur populaire traitement intraveineux au glutathion et à l’acide ascorbique, connu sous le nom de Cinderella Drip.
Le glutathion est un antioxydant naturellement produit dans le foie qui inhibe également la production de mélanine (la substance responsable de la pigmentation de la peau).

«Je pense qu’il faudra beaucoup de temps avant que ce combat contre un problème qui se situe à la jonction entre le colonialisme et le capitalisme fasse évoluer les mentalités, et avant de pouvoir enrayer l’idée voulant que plus la peau est pâle, plus elle est belle.»

Aux Philippines, les injections de glutathion sont couramment présentées dans les médias où elles sont largement publicisées par de nombreuses célébrités philippines. «Les gens à l’étranger ne peuvent pas comprendre», dit Vicki Belo
en faisant remarquer que bien des personnes qui souhaitent obtenir une peau plus bronzée ne font pas l’objet de commentaires désobligeants. «Pourtant, c’est plus dangereux de s’exposer au soleil, parce qu’on risque de développer un cancer.»
Aux Philippines, la Food and Drug Administration (FDA) a publié plusieurs avertissements sur l’utilisation du glutathion injectable comme agent de blanchiment de la peau, et a souligné ses effets nocifs sur le foie, les reins et le système nerveux. Malgré tout, il peut être acheté en ligne ou introduit clandestinement dans ce pays d’Asie du Sud-Est, et plusieurs vidéos sur YouTube présentent des techniques DIY d’injection de glutathion.
D’autres agents éclaircissants pour la peau, comme l’hydroquinone et les corticostéroïdes, peuvent également être nocifs et causer de graves dommages à l’épiderme s’ils sont utilisés de manière excessive. Mais de tous les ingrédients employés dans les produits de blanchiment de la peau, le mercure est de loin le plus dangereux. «C’est un poison», affirme Monica Li, une dermatologue cosmétique et médicale de Vancouver. Les produits contenant du mercure peuvent entraîner des dommages aux reins, une neuropathie périphérique (trouble fonctionnel qui affecte la capacité des nerfs à capter les sensations dans les mains et les pieds), des cicatrices et la dépression. Toujours aux Philippines, la FDA a interdit plus de 135 produits en raison de leurs taux alarmants de mercure, dont certains allaient jusqu’à 31 000 fois la limite autorisée, selon le groupe de défenses des droits EcoWaste Coalition. Malheureusement, comme les formules blanchissantes contenant du mercure sont abordables, on en trouve encore couramment sur les marchés d’Asie, ou vendues illégalement au Canada et aux États-Unis.
La dermatologue Monica Li affirme qu’il n’existe actuellement aucun moyen sûr de recevoir des traitements d’éclaircissement de la peau. «J’encourage toujours mes patientes à aimer et à célébrer leur carnation naturelle. L’objectif, pour nous toutes, devrait être d’avoir une peau saine.» Elle espère que, grâce au choix grandissant de nuances de fond de teint et de maquillage, les prochaines générations se sentiront mieux dans leur peau et ne chercheront pas à modifier leur pigmentation. Depuis la mort de George Floyd, en mai 2020, et les manifestations du Black Lives Matter, qui ont forcé les gens de tous horizons à reconnaître les problèmes systémiques de racisme et de colorisme, un nombre croissant de personnes exigent que les acteurs de l’industrie de la beauté se penchent sur la vente controversée des produits éclaircissants pour la peau.
L’été dernier, Johnson & Johnson a annoncé qu’elle cesserait de commercialiser certaines de ses gammes Clean & Clear vendues en Asie, qui promettaient d’atténuer les taches brunes et de pâlir la peau. Unilever a également été critiquée pour sa collection Fair & Lovely, en Inde, et pour la publicité faisant la promotion de la crème blanchissante de la gamme, où l’on voyait une femme de mauvaise humeur déclarer que son visage ressemblait à «la nouvelle lune». Après avoir appliqué le produit, elle était immédiatement plus confiante et elle connaissait le succès. Depuis, la gamme a été rebaptisée Glow & Lovely. De son côté, L’Oréal a supprimé les mots «white», «light» et «fairness» dans ses communications sur la gamme éclaircissante de Garnier.
Certains Philippins ont décidé de prendre les choses en main et de créer leur mouvement pour dénoncer le colorisme au sein de leur culture. Juro Ongkiko, un photographe indépendant, a lancé le projet Moreno Morena, qui présente des photos non retouchées de Philippins au teint foncé. Asia Jackson, une actrice philippine noire, a lancé le mot-clic #magandangmorenx, qui signifie «belle peau brune», afin de montrer l’absence de corrélation entre la clarté de la peau et la beauté. Sur son site web, elle dénonce le fait que «les Philippins à la peau foncée se sentent souvent peu sûrs d’eux-mêmes, honteux et embarrassés par la couleur naturelle de leur épiderme, bien qu’ils soient originaires d’un groupe d’îles du sud-est du Pacifique où la géographie et le climat font de la peau brune la norme.»
Est-ce que la prise de conscience mondiale qui a lieu en ce moment à propos des problèmes de racisme et de colorisme dans nos sociétés aura un impact sur l’industrie du blanchiment de la peau? Selon Joanne Rondilla, l’avenir nous le dira. «Je pense qu’il faudra beaucoup de temps avant que ce combat contre un problème qui se situe à la jonction entre le colonialisme et le capitalisme fasse évoluer les mentalités, et avant de pouvoir enrayer l’idée voulant que plus la peau est pâle, plus elle est belle.»