C’est mon plaisir coupable. Chaque semaine, je me cale dans mon fauteuil pour regarder la version américaine de
Hell’s Kitchen, une téléréalité ayant un côté
trash bien assumé. Le chef britannique Gordon Ramsay – celui-là même qui a relancé la Rôtisserie Laurier, à Montréal – y met en opposition deux brigades de cuisiniers, l’une de filles et l’autre de garçons. Elles doivent prendre en charge la cuisine d’un restaurant et épater les clients par leurs prouesses aux fourneaux.

Le flamboyant chef ne se gêne pas pour bombarder les concurrents de commentaires cinglants ou, même, pour fracasser une assiette contre un mur lorsqu’un plat n’est pas à la hauteur. Bref, il les engueule comme du poisson pourri.

Je m’étonne chaque fois de voir à quel point les garçons et les filles n’ont pas les mêmes réactions. Les premiers se rebiffent, les secondes se mettent à pleurer. Normal, me direz-vous. Les filles sont tellement plus sensibles… En effet, de nombreuses études «scientifiques» ont montré que la structure du cerveau des femmes est différente de celle des hommes, venant ainsi renforcer l’idée que les femmes seraient plus intuitives, de meilleures communicatrices, et feraient preuve de plus d’empathie que leurs vis-à-vis masculins. Quant aux hommes, ils seraient plus bagarreurs par nature. Leur cerveau appréhenderait mieux les distances et les formes, en deux ou trois dimensions. Pas étonnant qu’ils excellent lorsque vient le temps de garer la voiture en parallèle!

Si les spécialistes le disent, ça doit être vrai, non? Pourtant…

Pour la neurobiologiste Lise Eliot, professeure à l’Université Rosalind Franklin, à Chicago, tout ça n’est que de la foutaise. «Notre cerveau n’a pas plus de sexe que notre foie ou notre pancréas!» écrit-elle dans son bouquin Pink Brain, Blue Brain, dont la traduction française est parue chez Robert Laffont sous le titre Cerveau rose, cerveau bleu – Les neurones ont-ils un sexe?

Si les femmes ont plus de compassion, si elles préfèrent devenir médecins, travailleuses sociales ou enseignantes, c’est parce qu’elles sont influencées dès leur tendre enfance à penser «comme des filles». Voilà relancé de plus belle le fameux débat sur la part respective de l’inné et de l’acquis, qui anime les féministes depuis Simone de Beauvoir! En entrevue, Lise Eliot a fait aller ses méninges – unisexes – pour défendre sa position.

Presque tous les parents que j’ai interrogés pour préparer cet article ont constaté que leurs filles préféraient les poupées, et leurs garçons, les camions. Ils m’ont juré ne pas être intervenus pour favoriser un jouet plutôt qu’un autre auprès de leurs enfants. Est-ce que ça ne contredit pas votre théorie?

J’ai moi-même deux garçons et une fille, et j’ai aussi constaté ces mêmes écarts dans leurs intérêts. Quand ils étaient petits, Sam et Toby étaient fascinés par les appareils électriques, les avions, les petites voitures et les ballons. Julia aimait mieux bricoler ou ranger sa maison Playmobil. Pourtant, ni moi ni mon mari ne les avons encouragés dans ce sens. Et, alors que tous les blocs que nous avons achetés étaient destinés à Julia, ce sont les garçons qui s’en sont emparés.

C’est vrai qu’à la naissance il y a de toutes petites différences entre les cerveaux des filles et des garçons. Dans l’utérus, les foetus ne sont pas influencés par les mêmes hormones. Les garçons sont davantage exposés à la testostérone, ce qui explique probablement pourquoi ils sont plus actifs. De leur côté, les bébés filles sont plus paisibles. Mais ces dissemblances sont minimes; elles sont bien plus modestes que celles qui existent entre les cerveaux des femmes et des hommes adultes.

 

Les différences observées à la naissance s’amplifient donc avec le temps?

Oui. L’environnement dans lequel baignent les enfants et leurs interactions avec leurs parents ou leurs professeurs renforcent les stéréotypes sociaux. Les parents ont beau avoir la meilleure volonté du monde, ils ne traitent pas leurs fils et leurs filles exactement de la même façon. À peine savent-ils le sexe du bébé in utero qu’ils peignent la chambre en bleu ou en rose. On sait aussi que les pères ont tendance à lancer leurs bébés garçons en l’air et qu’ils câlinent plus leurs petites filles.

À l’âge d’un an, les enfants jouent généralement avec tous les jouets, sans distinction. Mais dès l’âge de deux ans, ils commencent à prendre conscience de la différence entre les sexes et ils se positionnent en conséquence. Par exemple, si un garçon enfile les talons hauts de sa mère, il risque de sentir la désapprobation de son entourage. Il s’orientera donc vers les jouets qu’on lui désigne parce qu’on les considère comme étant appropriés à son sexe.

Ces stéréotypes influencent-ils, selon vous, le développement du cerveau?

Assurément. Le cerveau est remarquablement apte à se modifier. Il change continuellement durant la petite enfance, par exemple, quand nous apprenons à marcher ou à parler. Il continue à se transformer tout au long de notre croissance et même à l’âge adulte, pour intégrer nos nouveaux apprentissages. Si nous nous entraînons à jouer au piano ou à parler une troisième langue, les circuits neuronaux responsables de ces fonctions vont se développer et se consolider au détriment d’autres régions, moins sollicitées. De la même façon, les petits garçons qui jouent au hockey ou au soccer vont muscler les régions de leur cerveau essentielles aux capacités motrices. Ceux qui passent leur temps à s’amuser avec des blocs ou des camions vont acquérir des aptitudes pour les tâches spatiales et mécaniques.

Les petites filles qu’on câline et qui inventent des jeux de rôles avec leurs poupées augmenteront leurs capacités verbales ou relationnelles.

Plusieurs études ont révélé des dissemblances entre le cerveau des femmes et celui des hommes. Par exemple, une équipe américaine a constaté que les femmes utilisaient les deux hémisphères de leur cerveau plus souvent que les hommes qui, eux, faisaient surtout appel à leur hémisphère gauche. Ça expliquerait entre autres pourquoi les femmes sont plus «multitâches» que les hommes. Qu’en pensez-vous?

Les résultats dont vous parlez ont fait le tour du monde lorsqu’ils ont été publiés en 1995. Ce que personne ne dit, c’est que, depuis, une vingtaine d’équipes de recherche ont tenté de reproduire ces résultats, sans succès. Et, on le sait, les résultats négatifs ne sont pas très sexys pour les médias. La même chose s’est produite avec une étude menée en 1982. Les chercheurs ont publié dans la prestigieuse revue Science un article indiquant que le corps calleux, un faisceau de fibres qui relie les deux hémisphères du cerveau, était plus épais chez les femmes. Comme cette structure est liée aux émotions, on en a tout de suite déduit que ça expliquait la plus grande émotivité des femmes. Des magazines comme Time et Newsweek ont claironné qu’on avait enfin trouvé la raison des différences entre les hommes et les femmes. Cependant, cette étude ne portait que sur 14 individus, cinq femmes et neuf hommes. Elle a été complètement discréditée par la suite… sauf que personne n’en a parlé.

Certains scientifiques bâcleraient-ils leur travail?

Ça arrive. Plusieurs des études sur le cerveau qui se disent «scientifiques» sont faites sur des échantillons si petits qu’il est impossible de déterminer si leurs résultats relèvent du hasard ou confirment l’existence de distinctions réelles entre les sexes.

Parfois, ce sont les médias qui transmettent mal les données. Presque toutes les recherches sur le cerveau sont réalisées sur des adultes. Lorsque les chercheurs annoncent qu’ils ont trouvé des divergences entre les zones cérébrales masculines et féminines, les journalistes tirent trop vite des conclusions; ils présentent ces différences comme innées, alors qu’elles ont probablement été acquises au cours du développement du cerveau.

Les filles ont fait beaucoup de progrès depuis qu’on a laissé tomber un certain nombre de préjugés à leur égard. Elles excellent aujourd’hui dans les sports et sont majoritaires dans bien des disciplines universitaires. Peut-on les aider à aller encore plus loin?

J’en suis convaincue. Les filles continuent de bouder les mathématiques, l’informatique et l’ingénierie. Il faut améliorer leurs aptitudes spatiales, leurs compétences techniques et leur aisance dans les situations compétitives si nous voulons réduire les écarts qui persistent dans ces domaines entre elles et les garçons. De la même façon, nous devons encourager ceux-ci à développer leur sensibilité et leur empathie pour qu’ils s’intéressent plus à des disciplines comme les sciences infirmières ou l’enseignement.

Des parents de Toronto ont fait les manchettes l’an dernier, après avoir décidé de ne pas dévoiler au monde extérieur le sexe de leur enfant. Pour que leur petit ne soit pas influencé par les stéréotypes sexuels, ils lui ont donné un nom unisexe et l’habillent de façon neutre. N’est-ce pas un peu exagéré?

Peut-être, oui. Il est normal que les hommes et les femmes soient différents, et je ne milite pas pour une société composée d’individus asexués. Les parents peuvent faire de petits efforts, sans tomber dans les extrêmes.

Comment?

Ils font encore trop facilement des différences entre les sexes. Ils inscrivent leurs petites filles à des cours de danse classique, leurs garçons à un club de hockey; encouragent les premières à être mignonnes, et les seconds, courageux. Les enfants doivent apprendre à maîtriser une multitude d’habiletés: la parole, la lecture, l’écriture, les mathématiques, la dextérité manuelle, sans oublier les aptitudes spatiales et physiques. Ils doivent aussi apprendre à faire preuve de compassion, d’ambition, de diplomatie et à avoir confiance en eux. Plus tôt les parents influenceront positivement le cerveau de leurs enfants, plus il y aura de chances que leurs filles et leurs garçons soient équilibrés. Ils doivent ouvrir au maximum les horizons de leurs petits, les exposer à des univers multiples et valoriser toutes leurs passions, au lieu de limiter leurs activités à celles qui leur ont été traditionnellement attribuées depuis des siècles.

 


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