Il y a quelques années, David a décidé de se reprendre en main. De «totale patate», l’homme de 38 ans s’est métamorphosé en véritable athlète. «Je suis journaliste culturel; mes soirées se résumaient souvent à aller voir des spectacles et à boire de la bière. Puis, un jour, je me suis trouvé gros et moche. J’ai donc commencé à courir et à faire du vélo», raconte celui qui, depuis, a perdu près de 30 kilos.

Rapidement, le sport est devenu un mode de vie pour David. Il s’est mis à surveiller son alimentation – pour un cycliste, un ou deux kilos de trop font toute la différence au moment de grimper une côte! – et à aménager son horaire en fonction de ses séances d’entraînement, qui peuvent totaliser jusqu’à 15 heures par semaine. «Il m’est arrivé de décliner des invitations parce que j’avais prévu de faire du sport, reconnaît David. Ou encore, de pédaler 70 km sous la pluie, alors qu’il faisait 3 degrés, pour me rendre à un souper de famille. Mon entourage pense que je suis un peu taré…»

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Taré, sûrement pas. Mais dépendant au sport, certainement. Et il n’est pas le seul. Bien qu’il n’existe pas de statistiques officielles sur ce phénomène, on estime que de 10 à 15 % des sportifs souffrent d’une forme plus ou moins sévère de bigorexie, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de pratiquer une activité physique.

«Les gens qui en sont atteints continuent à s’entraîner même lorsqu’ils sont malades ou épuisés, au risque de se blesser», indique Laurence Kern, une professeure d’éducation physique et sportive à l’Université de Nanterre, en banlieue de Paris. La chercheuse, qui a mis au point un outil permettant d’évaluer le degré de dépendance au sport, précise que les athlètes de haut niveau ne sont pas nécessairement concernés.

«Le temps consacré à la pratique sportive ou son intensité peuvent être des indices de vulnérabilité, mais ils ne constituent pas des critères déterminants pour évaluer s’il y a dépendance. C’est plutôt la compulsion et la perte de contrôle qui distinguent ceux qui ont un rapport malsain à l’exercice. C’est plus fort qu’eux: ils en veulent toujours plus», résume-t-elle.

Pascale connaît bien cette spirale qui mène à la dépendance. «Il y a une dizaine d’années, j’ai commencé à assister à des cours de step, donnés à l’heure du dîner à mon travail, parce qu’autrement, je manquais de temps pour faire du sport», dit-elle.

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Par la suite, cette professionnelle de 38 ans s’est aussi mise au jogging. Aujourd’hui, en plus de ses séances quotidiennes d’aérobique, elle fait de la musculation et elle court un minimum de six kilomètres par jour. Beau temps, mauvais temps. Et malgré son horaire parfois surchargé. «Il y a quelques mois, j’ai accepté de faire un contrat en dehors de mes heures de travail. Cette semaine-là, j’ai très peu dormi, mais je suis quand même allée jogger. Ça fait partie de ma routine. Quand j’y déroge, je ne suis pas fière de moi et je ne me sens pas bien.»

Le culte de la performance

Mais qu’est-ce qui peut rendre accro au sport? Bien sûr, il y a les endorphines, ces substances sécrétées par le cerveau au cours de l’entraînement, et qui ont un effet comparable à celui de la morphine. Mais s’il est vrai que ces «hormones du bonheur» entraînent une accoutumance physiologique, elles ne sont pas les seules responsables de ce problème.

L’énorme importance accordée, de nos jours, à l’apparence physique et la forte pression pour se tenir en forme qu’on observe y sont aussi pour beaucoup. «À notre époque, l’activité physique est hautement valorisée. Ceux qui développent une dépendance ont souvent une faible estime d’eux-mêmes et trouvent dans l’entraînement une façon d’obtenir une reconnaissance sociale», explique la Dre Isabelle Muller, psychiatre au Centre d’accompagnement et de prévention pour les sportifs (CAPS) de Bordeaux, en France, l’un des rares établissements spécialisés dans le traitement des troubles psychologiques liés à l’activité physique.

Le piège est d’autant plus pernicieux que, dans notre inconscient, le sport est synonyme de santé. Contrairement au tabagisme et aux autres formes de dépendance, la bigorexie est donc socialement acceptée, voire célébrée.

«L’activité physique est associée au dépassement de soi, à l’effort et à la discipline personnelle, des valeurs qui sont considérées comme positives, notamment dans la sphère professionnelle, fait remarquer Suzanne Laberge, sociologue du sport. Un individu qui s’entraîne de façon rigoureuse sera donc perçu comme plus compétant, et ce, même si son travail pourrait souffrir de l’importance qu’il accorde au sport.» Selon cette dernière, l’idéologie de performance qui a envahi toutes les sphères de nos vies serait un facteur qui pourrait amener certains individus à développer une dépendance au sport.

«Nous vivons dans un monde très compétitif, où règne la loi du plus fort. Pour se démarquer, il ne suffit plus de courir un marathon; il faut participer à des compétitions extrêmes, du genre Ironman», affirme la sociologue.

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L’engouement grandissant pour cette épreuve d’endurance – qui consiste à parcourir 3,8 km à la nage, 180 km à vélo, puis 42,2 km à la course – semble lui donner raison. De 1997 à 2012, le nombre de participants à Ironman Canada a effectivement bondi de plus de 50 %! Mais il y a un prix à payer pour participer à ce type d’épreuve sportive. «Une fois qu’on a mis le doigt dans l’engrenage, il est difficile de conserver un équilibre de vie», reconnaît Olivier, un athlète de 29 ans qui a déjà deux demi-Ironman à son actif.

«Pour réussir à m’entraîner, je dois accorder moins de temps au sommeil, à mes relations sociales et à mon amoureuse. La seule chose que je ne néglige pas, c’est mon travail, parce que les conséquences seraient trop importantes. Mais ça me fait suer quand des obligations professionnelles m’empêchent de m’entraîner!»

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Une vraie dépendance?

Malgré tout, Olivier – comme toutes les personnes interrogées pour cet article – est réticent à s’avouer accro. «C’est vrai que je n’arrive pas à tenir plus de quelques jours sans ma « dose » d’exercice… Mais, contrairement aux autres formes de dépendance qui, elles, sont destructrices, l’entraînement améliore ma santé, ma force, mon apparence et ma concentration», explique-t-il.

Ce déni, la chercheuse Laurence Kern l’a observé chez de nombreux bigorexiques, ce qui complexifie le diagnostic de ce trouble aussi bien que son traitement. «Ils peuvent mettre beaucoup de temps à réaliser qu’ils ont bel et bien un problème. En fait, dans la majorité des cas, leur prise de conscience ne survient qu’à la suite d’une blessure suffisamment sérieuse pour les forcer à se reposer», soutient-elle.

C’est ce qui est arrivé à David, qui, à cause d’un souci aux genoux, a dû cesser de pédaler pendant un mois. «C’était l’apocalypse, se souvient-il. Quand je ne peux pas faire de sport, je ne suis pas « parlable ». C’est comme si on me privait de l’un de mes cinq sens!» En fait, sans le savoir, David a subi un sevrage, qui, comme dans le cas d’autres dépendances, s’accompagne d’anxiété, d’irritabilité, voire de dépression.

Les experts s’entendent d’ailleurs pour dire que la bigorexie peut avoir des conséquences physiques et psychologiques aussi graves que les autres formes d’accoutumances. Et bien souvent, ce sont les proches de ces accros du sport qui doivent payer les pots cassés. «J’irais même jusqu’à dire que ce sont eux qui souffrent le plus, soutient Laurence Kern. Car les bigorexiques trouvent quand même une forme de satisfaction dans la pratique de leur activité physique.» Certains d’entre eux en viennent même à négliger leurs responsabilités familiales et professionnelles, à un point tel qu’ils peuvent recevoir un beau matin un avis de licenciement ou une demande de divorce…

Olivier avoue d’ailleurs que ses multiples entraînements sont cause de frictions entre sa copine et lui. «Elle me dit souvent que je suis égoïste. J’imagine qu’elle a raison, mais je ne peux pas faire autrement. J’aimerais que les autres s’adaptent à mon mode de vie plutôt que l’inverse.» Pourtant, le jeune homme ne voudrait pas que son amoureuse soit atteinte du même mal que lui. «Ce serait un désastre, assure-t-il. Ma vie entière ne tournerait qu’autour du sport.»

Annie, 32 ans, a justement vécu ce genre d’expérience. «J’ai été en couple pendant neuf ans avec un gars qui était aussi accro que moi. On s’était d’ailleurs rencontrés dans un gym. Deux freaks d’entraînement ensemble… On faisait du sport sept jours sur sept et, sans s’en rendre compte, chacun encourageait l’autre à devenir encore plus dépendant», raconte-t-elle. Aujourd’hui célibataire, la belle rousse dit avoir du mal à se faire un chum, puisque les gars qu’elle rencontre la trouve «un peu trop intense».

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Comment s’en sortir?

Selon la Dre Isabelle Muller, la prise de conscience est la première étape vers la guérison. Les bigorexiques doivent comprendre ce qui les pousse à s’entraîner de façon excessive. «Ce peut être la recherche de sensations fortes ou le sentiment de satisfaction après avoir atteint un objectif. Mais leur dépendance peut également cacher un autre problème, comme des troubles alimentaires», explique la psychiatre. Il faut dire que, selon différentes études, de 30 à 80 % des anorexiques souffriraient également de bigorexie.

La psychiatre ajoute que, pour traiter leur dépendance, les bigorexiques doivent se fixer un objectif. «Pour certains, il suffira de changer de discipline sportive ou de lieu d’entraînement», précise-t-elle. Mais dans les cas les plus graves, l’arrêt complet de l’activité sera nécessaire, du moins le temps de retrouver un équilibre de vie.

Selon la gravité de la dépendance, l’aide d’un professionnel est recommandée. «Il aidera le patient à prendre conscience des conséquences néfastes de sa pathologie, à rebâtir son estime de soi, et à apprendre à gérer son stress autrement que par le sport. Il pourra également rencontrer ses proches, afin de leur expliquer ce qu’est exactement la bigorexie, et comment ils doivent agir pour soutenir celui qui tente de s’en sortir.

C’est une démarche qui prend du temps, et les rechutes sont nombreuses», indique la Dre Isabelle Muller. Mais comme le disent si bien les sportifs: «No pain, no gain

Notre journaliste Violaine Charest-Sigouin parle de la dépendance au sport à l’émission Ça commence bien. Voyez la vidéo ici!

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