Chaque printemps, lorsque Judith s’exile pour un long weekend à New York, elle rapporte dans ses bagages un ou deux vêtements griffés, une bouteille de liqueur de gingembre (introuvable à la SAQ) et… des déodorants en bâton! «J’ai déniché une marque sans parabènes que j’aime bien», raconte cette physiothérapeute de 34 ans. «Heureusement que les douaniers n’ont jamais ouvert mes bagages. J’aurais eu du mal à leur expliquer ça!»

Pas facile, en effet, d’expliquer la peur qu’inspirent les antisudorifiques contenant des parabènes, une famille de molécules chimiques qui, il y a une dizaine d’années, est devenue non grata dans les produits cosmétiques. Ces agents de conservation empêchent les bactéries de s’attaquer au contenu de nos petits pots, mais certaines études préliminaires laissent croire qu’ils pourraient franchir la barrière de la peau, perturber le bon fonctionnement d’hormones comme les oestrogènes et favoriser les cancers du sein.

Judith – qui pratique le yoga, mange religieusement ses légumes bios et jogge trois fois par semaine – a tourné le dos aux parabènes dans l’espoir de protéger sa santé. Or, ces substances ne seraient pas les seuls ingrédients menaçants contenus dans les produits de beauté.

 

Au banc des accusés

La Fondation David Suzuki a récemment diffusé les résultats d’un sondage qu’elle a mené sur 12 composés potentiellement toxiques des produits cosmétiques. «Selon le Environmental Working Group, établi aux États-Unis, 10 500 produits chimiques seraient utilisés dans les crèmes, les shampoings, le maquillage, etc.», explique Lisa Gue, analyste en politiques de santé environnementale à la Fondation Suzuki. «Un certain nombre d’entre eux sont susceptibles de causer des cancers, des déséquilibres hormonaux ou des allergies. D’autres polluent notre environnement lorsqu’ils se retrouvent dans l’eau. Nous, à la Fondation David Suzuki, en avons retenu 12 que nous jugeons particulièrement préoccupants.»

Dans son enquête, la Fondation avait invité les consommateurs à identifier les ingrédients inscrits sur l’emballage de leurs produits d’hygiène personnelle et à lui communiquer cette liste par Internet. Au total, plus de 6000 Canadiens ont répondu à l’appel, ce qui a permis d’inventorier la composition de 12 500 articles d’hygiène et de beauté. «Dans 4 produits sur 5, on a détecté au moins 1 des 12 ingrédients qu’il faut éviter, résume Lisa Gue. Et dans la moitié d’entre eux, il y avait plus d’un ingrédient nocif.»

Alors, faut-il paniquer? «Je ne vais quand même pas abandonner le maquillage et cesser de me laver les cheveux! » s’exclame Judith, exaspérée, un brin d’inquiétude dans la voix.

Des preuves insuffisantes

Pas si vite! Joe Schwarcz, professeur de chimie et directeur de l’Organisation pour la science et la société, à l’Université McGill, juge le rapport de la Fondation Suzuki inutilement alarmiste. «On agite cette liste de 12 ingrédients comme un épouvantail, fait-il observer, alors qu’aucune étude scientifique crédible ne montre que ces molécules, telles qu’elles sont utilisées dans les cosmétiques, posent un risque pour la santé. La Fondation Suzuki s’appuie sur de prétendues recherches menées par le Environmental Working Group, mais il s’agit d’un groupe de lobbyistes et non de scientifiques.»

En 2009, ce groupe a fait souffler un vent de panique en déclarant qu’il avait décelé des traces de formaldéhyde et de dioxane (deux composés soupçonnés d’accroître les risques de cancer) dans des shampoings pour bébés. Il n’en fallait pas plus pour que Santé Canada analyse le contenu de quelques bouteilles dans ses laboratoires. Son verdict: ces composés chimiques étaient en si faible concentration qu’il aurait fallu laver les cheveux des tout-petits 620 fois par jour, tous les jours, pour les exposer à des quantités inquiétantes pour la santé. En boutade, Joe Schwarcz affirme que le plus grand risque associé aux cosmétiques… c’est de tenter d’appliquer du mascara tout en conduisant sa voiture! Il ajoute que même les parabènes n’ont pas de quoi inquiéter.

«Au début des années 2000, une chercheuse britannique a analysé les tissus de 20 tumeurs du sein cancéreuses et a trouvé des parabènes dans 18 d’entre elles, raconte le chimiste. Elle a tout de suite sauté aux conclusions, avançant que les parabènes contenues dans les antisudorifiques étaient responsables de ces tumeurs. Elle n’a pas pris la peine de demander aux femmes qui participaient à son étude si elles utilisaient ou non de l’antisudorifique. Elle n’a pas non plus analysé de tissus en bonne santé pour s’assurer qu’ils étaient exempts de ces substances chimiques. En fait, rien dans son étude ne prouve que les parabènes sont responsables des tumeurs.»

La chercheuse britannique dont parle Joe Schwarcz, c’est Philippa Darbre, professeure de biologie à l’université de Reading. Elle admet que ses résultats sont préliminaires, mais soutient que ce n’est pas une raison pour les rejeter. «Les humains sont exposés à de petites quantités de milliers de produits chimiques tous les jours. C’est très difficile d’isoler dans ce cocktail l’action d’une seule molécule sur la santé. Il faut des années d’études pour monter la preuve.»

Janice Melanson, directrice d’Action cancer du sein de Montréal, est du même avis. «Dans les années 1950, 1 Canadienne sur 20 était atteinte d’un cancer du sein au cours de sa vie. Maintenant, c’est 1 sur 9. L’explication ne peut pas se cacher que dans les gènes.» Selon Mme Melanson, au nom du principe de précaution, il faut donc s’assurer qu’une molécule est sécuritaire avant d’encourager les gens à l’appliquer sur leur peau.

Joe Schwarcz, lui, rétorque du tac au tac: si le taux de cancer du sein a augmenté, c’est avant tout parce que les Canadiennes vivent plus longtemps, ont leurs enfants plus tard et souffrent plus d’obésité qu’avant. Et parce qu’on diagnostique mieux la maladie aujourd’hui. «L’exposition aux différents produits chimiques peut jouer un rôle, prend-il soin de préciser, mais il faut se rappeler qu’aucune activité humaine n’est sans risque. Quand on hume l’odeur du café, on respire plus de 1000 composés chimiques. Est-ce qu’on panique pour autant?»

Appel à la modération

Selon Lionel de Benetti, PDG de la recherche des laboratoires Clarins, l’industrie des cosmétiques est une proie trop facile. «Nos produits sont entourés d’une aura de superficialité. On se plaît à les diaboliser et à les discréditer. Pourtant, ils sont soumis à des lois et à des règlements très sévères.»

Au Canada, depuis 2006, les fabricants de produits cosmétiques doivent obligatoirement imprimer la liste des ingrédients sur leurs emballages… à l’exception de ceux entrant dans la composition des parfums, qui peuvent se compter par centaines, en très petites concentrations. «L’industrie n’a aucun avantage à utiliser des substances potentiellement dangereuses pour la santé», fait valoir Darren Praznik, PDG de l’Association canadienne des cosmétiques, produits de toilette et parfums. «C’est notre réputation qui est en jeu!» Cet ancien ministre de la Santé du Manitoba soutient que les membres de son association s’assurent de la sécurité de leurs ingrédients, effectuent un suivi auprès des consommateurs et prennent très au sérieux les inquiétudes relatives aux effets indésirables de certains produits. Le PABA a été retiré des lotions solaires lorsque son effet allergène a été mis au jour, rappelle-t-il.

«La science avance par essais et erreurs, admet Joe Schwarcz. Il arrive qu’on doive rectifier le tir, et il faut rester vigilant. Toutefois, il est inutile d’alarmer la population comme le fait la Fondation Suzuki.»

Le toxicologue français Jean- François Narbonne s’est attaqué vigoureusement aux industries polluantes dans son livre Sang pour sang toxique (Thierry Souccar Éditions), mettant en garde ses lecteurs contre la «soupe chimique» qui circule dans notre sang. S’inquiète-t-il de l’impact des cosmétiques sur notre santé? «Pas tellement. Il y a des cas d’exposition beaucoup plus graves: des pêcheurs qui mangent des poissons hyper pollués au mercure, des gens qui habitent à côté d’usines crachant des substances nocives dans l’atmosphère, etc.»

Le scientifique recommande malgré tout de ne pas abuser des produits de beauté. «Comme pour tout le reste, c’est quand on fait des excès qu’on s’expose à des dangers.»

 

 

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