J’ai mis fin à l’une de mes plus longues relations cette année. Après 16 ans de fidélité, j’ai rompu avec ma coiffeuse de toujours parce que le service qu’elle m’offrait n’était plus en phase avec ma non-binarité. J’ai pris cette décision à la suite d’une série de rendez-vous décevants: je voulais peaufiner une coupe courte, mais, quoi que je dise, mes demandes étaient accueillies avec résistance, car ma coiffeuse voulait préserver la féminité qu’on m’attribuait malgré moi. J’avais l’impression d’avoir gaspillé mon argent et d’avoir raté ma chance de me sentir bien parce que j’avais mal communiqué mes besoins. Mais était-ce réellement ma faute? Au-delà des mots utilisés, j’avais le sentiment que la coupe elle-même ne pourrait jamais répondre à mes besoins. I couldn’t help but wonder… Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour obtenir que les salons traditionnels me fassent une coupe de cheveux qui affirme mon genre et reflète finalement ce que je ressens à l’intérieur?

Un outil pour l’euphorie

Quand j’étais jeune, j’étudiais avec fascination des personnages androgynes comme Mulan et Jeanne d’Arc, et déjà, dans mon esprit juvénile, l’acte de se couper les cheveux revêtait une dimension transformatrice profondément euphorisante. J’ai eu toutes les coupes imaginables, et j’étais constamment à la recherche de la sensation libératrice qui concrétiserait mon androgynie.

Les coupes de cheveux ont toujours été synonymes de changements identitaires et représentent une certaine forme de rébellion. C’est un outil d’expression fabuleux pour n’importe qui dans le spectre des genres, mais particulièrement pour les personnes trans et non binaires en quête d’adéquation entre ce qu’elles voient dans le miroir et ce qu’elles ressentent. «Les coupes de cheveux, en particulier celles qui sont affirmatives en genre, sont en quelque sorte une première étape vers une transition. L’avantage, c’est qu’elles sont accessibles; on peut en changer facilement. C’est un changement moins permanent», avance Kristin Rankin, propriétaire du salon Fox & Jane, à Toronto, et fondateur.trice de l’organisme Dresscode Project.

Accessibilité est le mot d’ordre. Devant affronter une multitude de décisions coûteuses et exigeantes physiquement, comme les hormones, les chirurgies ou un changement complet de garde-robe, les personnes non conformes en genre peuvent utiliser les cheveux comme un terrain d’essai abordable pour explorer leur identité. Parce que dans le meilleur des cas, les changements capillaires peuvent procurer une profonde sensation d’euphorie de genre, une joie qui a des impacts mesurables sur la qualité de vie des personnes queer: «Les approches inclusives dans les soins, les services et les activités de base que les personnes cisgenres tiennent pour acquises ont des conséquences importantes sur la santé mentale [des personnes trans et non binaires]», souligne Carey Lawford, travailleur.euse social.e de la Clinique de l’identité du genre pour adultes du Centre for Addiction and Mental Health (CAMH), à Toronto. «Une coupe de cheveux permet de se sentir vu.e et de voir son image être reflétée avec justesse.» C’est aussi simple et aussi fondamental que ça.

«En tant qu’homme trans, je voyais dans la coupe de cheveux un moyen de matérialiser ce que je ressentais à l’intérieur.»

Un garçon au féminin, un fille au masculin

Le problème, c’est qu’en dépit des progrès qui ont été réalisés dans les dernières années, l’industrie de la coiffure demeure ancrée dans un modèle binaire, que le futur personnel coiffant acquiert dans sa formation. Les coupes pour hommes et pour femmes sont régies par des standards arbitraires, les salons de barbiers sont majoritairement hostiles aux personnes féminisées et les chartes de prix sont encore largement binaires, malgré des efforts récents pour remplacer ce modèle désuet.

«En tant qu’homme trans, je voyais dans la coupe de cheveux un moyen de matérialiser ce que je ressentais à l’intérieur, confie Tyler Lumb, barbier au CAMH. Malheureusement, dans l’industrie de la coiffure, les prix sont basés sur le genre et non sur la longueur ou le style, et j’ai souvent eu à payer le prix d’une coupe courte pour “femme”. Même si ma coupe était réussie, le fait de devoir payer le prix pour “femme” me causait énormément de dysphorie et je ne voulais plus retourner dans ces salons.»

Les personnes trans et non binaires se retrouvent face à un service qui cherche à les faire entrer dans un moule: elles sont à la merci des suppositions et des micro-agressions du personnel coiffant, qui mènera le rendez-vous en fonction du genre qu’il perçoit et non de celui qui est ressenti par la clientèle. Comment les personnes non conformes en genre peuvent-elles se sentir vues, respectées et célébrées dans un art qui a fait de la binarité de genre la pierre d’assise de son enseignement?

JODI HEARTZ

La révolution sera queer ou elle ne sera pas

Heureusement, les choses changent. À l’avant-plan de cette révolution se trouvent des artistes queer décidé.es à se réapproprier ce qui était précédemment le lieu d’expériences douloureuses. Une reprise de pouvoir qui leur permet d’offrir à leur communauté des espaces radicalement inclusifs et bienveillants, à l’image du service que ces artistes auraient aimé recevoir dans leurs moments de vulnérabilité.

Avec le Dresscode Project, Kristin Rankin offre des formations complètes aux salons qu’on désire voir devenir des espaces sécuritaires et affirmatifs pour la communauté 2SLGBTQ, en commençant à la base. Des coiffeurs, des coiffeuses et des barbiers apprennent ainsi à parler d’une coupe en termes de texture, de longueur et de densité, sans utiliser les béquilles du «féminin» ou du «masculin». Tout pour faciliter la transition vers un modèle d’affaires inclusif; des chartes de prix universelles jusqu’aux salles de bains non genrées, tout y passe. Et ça n’intéresse pas que les gens déjà sensibilisés à la cause. «On reçoit beaucoup de demandes de la part de personnes qui nous disent “je ne sais pas grand-chose, mais je veux apprendre”», souligne Kristin avec enthousiasme.

C’est précisément cette ouverture d’esprit que favorise la communauté éclectique réunie par MJ Déziel, propriétaire d’APART studio, à Montréal. Après une décennie passée dans l’industrie de la coiffure, MJ se réjouit de voir que ce milieu se diversifie, notamment grâce à la visibilité qu’offrent les réseaux sociaux aux talents émergents: «Avant, les gens avaient le réflexe d’aller dans de grands salons aux noms réputés qui avaient pignon sur rue. Maintenant, il y a beaucoup de petits studios qui ouvrent leurs portes, ce qui crée une expérience beaucoup plus intime. Je suis très fan de cette nouvelle génération; c’est vraiment plus collaboratif.»

Parmi ces petits studios intimes, il y a l’espace call me noAM, à Montréal. Ce n’est qu’après avoir vécu lui-même un moment d’euphorie de genre à la suite d’une coupe de cheveux que Noam Auger a décidé d’apprendre à manier les ciseaux. «Je voulais couvrir mes propres besoins, qui étaient d’évoluer dans un environnement inclusif et sécuritaire. Ma mission était aussi de penser à la communauté et de pallier l’absence d’un espace pensé spécialement pour l’accueillir.» Le consentement, l’écoute et la douceur sont privilégiés dans ce local tranquille, et la clientèle peut même demander des rendez-vous silencieux– une rareté qui fait du bien aux personnes de la neurodiversité.

Chaque spécialiste de la coiffure possède sa propre approche, mais certains gestes demeurent essentiels et devraient, selon les expert.es, être adoptés universellement. On parle ici de l’importance de demander les pronoms à la prise de rendez-vous, la nécessité de mener une consultation approfondie avant la coupe pour accorder à la clientèle un espace d’expression adéquat, en plus de lui offrir une éducation de base sur les produits et l’entretien des cheveux, des savoirs généralement transmis dans le milieu familial et dont les personnes trans ont trop souvent été privées. Tout pour faire d’une coupe de cheveux une expérience précieuse de validation avant, pendant et après le rendez-vous! »

JODI HEARTZ

Source de beauté

Lorsque ces conditions sont réunies, la magie de l’euphorie de genre peut réellement opérer. Kristin Rankin et Noam Auger ont vécu des rencontres qui ont bouleversé leur pratique, démontrant concrètement le pouvoir d’une coupe de cheveux affirmée en genre. On a vu des enfants taciturnes et peu loquaces, à qui on avait permis de choisir leur coupe de cheveux, se transformer pendant leur rendez-vous: posture de plus en plus fière et ouverte, contacts visuels plus fréquents et épanouissement manifeste à la sortie du salon. Bref, on leur avait enlevé un poids et permis de redevenir des enfants. La légèreté, quoi!

Et ce sentiment n’est pas exclusif aux plus jeunes. Accompagner la clientèle dans la découverte de leur expression authentique est une manière de sauver des vies, pense MJ Déziel. «Des jeunes, j’en ai à la pelletée. Des baby queers aussi. Mais je suis aussi en contact avec les générations plus âgées», fait valoir l’artiste. «Quand je vois les yeux pétillants des personnes qui se sentent prises en charge parce qu’on va faire cette transformation ensemble et que je leur tiens la main là-dedans… ça va au-delà d’une coupe de cheveux. Je dis tout le temps qu’on est des cheap therapists. Je ne les accompagne pas seulement pour une coupe de cheveux; je les accompagne aussi dans l’ensemble de cette transition, et c’est très valorisant.»

En ce qui me concerne, ça va beaucoup mieux. Une amie bienveillante a facilité le changement vers un nouveau salon en m’offrant une carte-cadeau call me noAM, un accompagnement financier et moral qui m’a aidé.e quand j’en avais le plus besoin. Noam a pris le temps de m’écouter et d’établir un plan consensuel pour la coupe avant même de toucher mes cheveux, et j’ai pu exprimer mes préférences au fil du rendez-vous sans craindre de le froisser. Ç’a été léger et facile. Mes cheveux ne représentaient plus une corvée décevante et dispendieuse; ils révélaient plutôt la meilleure version de moi, cette version longtemps étouffée par la peur de compliquer la vie des autres.

«L’industrie de la beauté a un impact concret sur la santé mentale. La coiffure et la mode ont un pouvoir guérisseur, dans la mesure où ces milieux nous acceptent», croit Tyler Lumb. Que commence la guérison