Récemment, j’ai discuté avec une jeune femme qui a passé quatre ans dans la rue. Elle dormait dans les ruelles, passait ses nuits dans le métro ou les parcs… Un jour, après une surdose d’héroïne qui l’a menée directement à l’hôpital, elle a décidé de se sortir du trou et de trouver du travail.

Savez-vous ce qui a été le plus difficile quand elle est revenue vivre «dans le vrai monde»? Ce n’était pas l’obligation de respecter un horaire ni celle de «s’habiller propre». C’était la qualité – ou plutôt la piètre qualité – des conversations. «Quand tu vis dans la rue, m’a-t-elle dit, tu ne parles pas de la température ni du dernier match des Canadiens, tu vas à l’essentiel. Les conversations sont profondes: tu parles de tes joies, de tes peines, de tes rêves, des expériences humaines que tu as vécues. Or, quand je me suis retrouvée dans un bureau, je me suis rendu compte que les gens normaux ne parlent que d’une seule et unique chose: ce qu’ils ont vu à la télé la veille. C’est tout ce qui les intéresse…»

Pour la plupart des gens, le monde de la rue est étrange, voire effrayant. Pour cette jeune femme, c’est la vie dite normale qui lui donne l’impression d’être sur la planète Mars. À son retour dans le traintrain quotidien, elle n’arrivait pas à établir un contact avec quiconque, et avait l’impression que tout le monde parlait klingon…

Faites-en vous-même l’expérience: la prochaine fois que vous irez à la cafétéria ou au distributeur d’eau, écoutez ce que vos collègues de travail racontent. Vous verrez: trois fois sur quatre, ils parlent de la télé… «As-tu vu telle émission? Regardes-tu telle série?» Quand ils s’obstinent, c’est pour savoir si le Bye Bye de 2007 était plus drôle ou moins drôle que le Bye Bye de 2006. C’est ça, le gros débat de l’heure. C’est ça qui nous passionne… Je n’ai rien contre la télé. J’ai même déjà écrit un bouquin prenant la défense du petit écran. Mais quand TOUTES les conversations tournent autour de la télé, quand vous êtes incapable de discuter avec vos proches sans faire allusion au Banquier ou à Tout le monde en parle, il y a un problème.

Au Québec, si vous n’écoutez pas la télé trois heures par jour, vous êtes un paria. Vous ne saisissez pas les références culturelles du commun des mortels et la plupart des conversations vous passent cent pieds par-dessus la tête. Et quand vous regardez des émissions humoristiques qui sont censées parodier l’actualité, vous ne comprenez rien car, dans la plupart des cas, ces émissions en parodient d’autres!

Ce qui est bizarre, avec les gens qui écoutent souvent la télé (c’est-à-dire 99,9 % de la population), c’est qu’ils parlent de personnages fictifs comme s’il s’agissait de leurs amis. Jack Bauer a été kidnappé par des terroristes arabes? Ils sont tout à l’envers. Le beau Nate, de la série Six Feet Under, vient de mourir? C’est tout juste s’ils ne s’habillent pas en noir…

Ça fait maintenant plus de cinq ans que la jeune ex-sans-abri avec qui j’ai discuté travaille dans un bureau. Mais elle ne s’est toujours pas habituée à ces conversations superficielles…

C’est d’ailleurs ce qui lui manque le plus de son ancienne vie dans la rue: pas le froid, ni la dope, ni la «liberté» (qui est en fait la pire forme d’esclavage), mais de vrais échanges. Avec du vrai monde, qui parle des vraies affaires.

Elle ne prend plus d’héro, la belle Isabelle… mais elle a la vague impression que tous les gens autour d’elle sont gelés.

Article publié originalement dans le numéro d’avril 2008 de ELLE QUÉBEC