La vie est une course – ou plutôt, deux courses: au succès (qui passe par l’argent et la carrière) et au bonheur (qui passe par l’amour et le sexe).

Dans la course au succès, les riches sont privilégiés. Ils fréquentent les meilleures écoles, bénéficient d’un important réseau de contacts et grandissent dans un environnement qui encourage la réussite et l’effort. Bref, ils partent avec une bonne longueur d’avance sur leurs adversaires.

Mais dans la course au bonheur, ce sont les beaux qui ont l’avantage. Ce sont eux, les richards du bonheur, les bourgeois, les membres de l’élite. Les moches, eux, sont les pauvres, les prolétaires, les vaincus, les gueux. Ils commencent la course au bonheur avec deux prises contre eux.

On parle beaucoup, dans les médias, des laissés-pour-compte de la course au succès: les bénéficiaires de l’aide sociale, les chômeurs, les sans-abris, enfin tous ceux qui se retrouvent sans emploi, donc, sans argent. Mais on parle très peu des laissés-pour-compte de la course au bonheur: les moches, les timides, ceux qui sont mal dans leur peau.

Pourtant, ils existent. Ils sont légion. On les voit régulièrement dans les cafés, seuls, avec leur acné, leurs cheveux gras, leurs vêtements élimés. Ce sont les sans-abris du bonheur.

Comme les sans-abris du succès, qui sont confrontés toute la journée à une richesse matérielle à laquelle ils n’ont pas accès, les sans-abris du bonheur passent leur journée le nez collé à la vitrine de l’amour, du bien-être et de la joie. Ils voudraient bien, eux aussi, entrer dans le magasin et profiter de tout ce qui s’y trouve, mais ils ne le peuvent pas. Ils n’ont pas les qualités requises. La vie surveille la porte de la boutique et s’assure que ces gueux ne la franchissent pas.

Le bonheur, comme le succès, est un club privé hyper sélect. Pour y avoir accès, il faut être invité. Sinon, tant pis. Faites le pied de grue dans la rue et regardez-nous mordre dans la vie à belles dents.
Comment reconnaît-on les vainqueurs de la course au succès? Simple: ils ont de l’argent. L’argent différencie les riches des pauvres.

Dans la course au bonheur, l’élément qui sépare les vainqueurs des vaincus est le sexe. Les vainqueurs de la course au bonheur font l’amour. Les vaincus se masturbent dans des peep-shows ou devant l’écran de leur ordinateur.

Les vainqueurs sont deux. Les vaincus sont seuls. Seuls avec leur sale tronche, leurs vêtements démodés et leur corps ravagé par toutes ces années de solitude passées à chercher des succédanés de caresses dans le sucre et le gras, le chocolat et la friture, la cigarette et l’alcool.

Qui sait? Le temps est peut-être venu d’écrire l’équivalent du Manifeste du Parti communiste à l’intention des laissés-pour-compte de la course au bonheur… «Moches de tous les pays, unissez-vous!» Il faudrait peut-être également créer un syndicat des laiderons, des gros et des timides pour qu’il défende le droit au bonheur de ses membres, leur droit d’avoir eux aussi une part du gâteau.

Pourquoi les beaux auraient-ils tout et les laids n’auraient-ils rien? La pauvreté, dit-on, est le terreau de tous les extrémismes. Quand on est pauvre, on est prêt à tout car on n’a rien à perdre.

C’est la même chose pour la pauvreté émotive. On ne peut pas vivre seul toute sa vie. Vient un moment où on implose… ou on explose.

On s’intéresse beaucoup au tiers-monde économique depuis quelque temps. Il faudrait aussi s’intéresser à l’autre tiers-monde avant qu’il nous pète à la figure, dans une école ou dans un bureau.

Article publié originalement dans le numéro de juillet 2007 du magazine ELLE QUÉBEC