Sur Mulholland Drive, la nuit se fait souvent très noire. Vraiment noire. Cette longue route sinueuse, popularisée par le film du même nom de David Lynch, serpente sur les hauteurs de Los Angeles et n’est pas éclairée sur l’essentiel de ses 40 kilomètres. Ce qui permet d’admirer le scintillement nocturne de cette mégapole de 17 millions d’âmes… et d’imaginer toutes sortes d’histoires lugubres.

«Mulholland Drive est à la fois belle et dangereuse, comme Los Angeles », raconte Michael Connelly, le plus célèbre auteur de polars américain, dans le documentaire Blue Neon Night. De fait, bien des accidents routiers s’y produisent, et ses environs ont été le théâtre de plusieurs drames. Par exemple, c’est chez Jack Nicholson (au 12850) que Roman Polanski a abusé d’une mineure (une histoire ancienne qui a fait à nouveau la une cette année), et chez Marlon Brando (au 12900) que le fils de cet acteur a tué l’amant de sa soeur.

Ce n’est pas d’hier que la Cité des anges est aux prises avec ses démons. Déjà, dans les années 1920 et 1930, elle était dépravée et corrompue jusqu’à la moelle: criminalité rampante et délinquance généralisée. Même le maire de la ville, Frank Shaw, faisait partie de cet obscur tableau, en entretenant des liens étroits avec le crime organisé. Pas étonnant que bon nombre d’écrivains aux univers glauques y aient vu le jour et créé un genre littéraire nouveau: le roman noir américain, sorte de polar dressant un portrait critique d’une société devenue désaxée, dont plusieurs titres seront portés à l’écran. Dans chacune des oeuvres, une multitude de sites, tantôt sombres, tantôt magnifiques, servent de cadre aux scénarios les plus macabres. Aujourd’hui, ils jalonnent des itinéraires hors du commun, où la Cité des anges apparaît sous un jour – ou un soir – nouveau.

 

Photo: Aurélien Boffy (Mulholland Drive)

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L’autre L.A.

Du haut du fabuleux Getty Center (1200 Getty Center Drive), je contemple la vaste étendue de Los Angeles. L’éblouissant musée signé Richard Meier, déposé sur une colline de Brentwood comme un diadème de calcaire, domine majestueusement la ville. Mais pour l e détective Terry McCaleb, protagoniste de L’oiseau des ténèbres (A Darkness More than Night), de Michael Connelly, il évoque surtout un «château sur une montagne diabolique». Dans ce roman, le détective vient y étudier l’oeuvre du Néerlandais Jérôme Bosch – qui excellait dans l’art de peindre des scènes terrifiantes – pour tenter de cerner la psyché d’un meurtrier sadique. En réalité, Bosch n’est pas exposé au Getty, et les jardins qui entourent le musée sont un éden d’art contemporain.

C’est aussi dans ce quartier de Brentwood que Marilyn Monroe a été trouvée morte, à l’intérieur de son appartement du 12305 5th Helena Drive; que l’épouse d’O. J. Simpson et un ami à elle ont été assassinés (875 S. Bundy Drive); et que le maître du roman noir Raymond Chandler a fini d’écrire La grande fenêtre (The High Window), dans sa résidence du 12216 Shetland Lane.

Bien plus à l’est, dans le district de Wilshire Center, Chandler a choisi de petits bijoux d’architecture comme toiles de fond de certains de ses romans. Je passe donc admirer les Bryson Apartments (2701 Wilshire Blvd.), splendeurs de stuc de style Beaux-Arts devenus pour un temps le théâtre de La dame du lac (The Ladyin the Lake) et de Double indemnité (Double Indemnity), de James M. Cain; je vais aussi voir l’ancien Bullock’s Wilshire Department Store (3050 Wilshire Blvd.), ravissant exemple d’Art déco décrit dans Le grand sommeil (The Big Sleep), dont une des versions au cinéma met en vedette Humphrey Bogart dans le rôle du détective Philip Marlowe.

 

Photo: Wikimedia Commons (Bryson Apartment Hotel)

Après avoir quitté le district de Wilshire Center, je mets le cap sur Hollywood. En route, je croise l’immense portail des studios Paramount (5555 Melrose Ave.), pour lesquels Chandler était scénariste et qu’on peut encore visiter. Non loin de là, je tombe sur le Hollywood Center Motel (6720 W. Sunset Blvd.), où le personnage du film L.A. Confidential Jack Vincennes, interprété par Kevin Spacey, découvre le corps de l’acteur et prostitué gai Matt Reynolds dans la chambre 203.

À environ 400 m au nord, j’entre dans le plus vieux resto de Hollywood, Musso & Frank Grill (6667 Hollywood Blvd.), célèbre pour ses steaks et ses cocktails gimlets appréciés par Philip Marlowe. Chandler lui-même aimait s’installer sur ses banquettes en cuir rouge pour écrire, comme Ernest Hemingway et, plus tard, Charles Bukowski.

À quelques mètres de là, j’arrive sur North Cherokee Ave. C’est au 1842, dans les Chancellor Apartments, que vivait Elizabeth Short, victime d’un des meurtres les plus sordides de Los Angeles, qui inspirera à James Ellroy son fameux roman Le dahlia noir. On a retrouvé son cadavre, coupé en deux et horriblement mutilé, dans un terrain vague.

Elizabeth Short fréquentait le café Formosa (7156 Santa Monica Blvd.), comme tout le gratin hollywoodien des années 1940 et 1950, ce qu’illustrent les 250 photos accrochées sur les murs de ce resto-bar figé dans le temps. C’est ici que le détective de L.A. Confidential, Edmund Exley, incarné par Guy Pearce au cinéma, prend l’actrice Lana Turner pour une prostituée. Dans la vraie vie, la femme fatale du film The Postman Always Rings Twice et son petit ami de l’époque, le gangster Johnny Stompanato, étaient eux aussi des habitués de la maison.

Un des derniers endroits où Elizabeth Short a été vue en janvier 1947 est l’hôtel Biltmore (506 S. Grand Ave.), chef-d’oeuvre architectural du centre-ville, où j’installe mes pénates. C’est dans ce fabuleux établissement inauguré en 1923 qu’on présentait jadis la cérémonie des Academy Awards. Éreinté, je m’assois au bar et commande un black dahlia – un cocktail rouge sang, mélange de Kahlua, de Chambord et de vodka citron – avant de monter me coucher, en espérant ne pas faire de cauchemars.

 

Photo: Zemistor (Hollywood Boulevard)

Le lendemain, je commence mon exploration de Downtown L.A., un quartier revitalisé ces dernières années et qui compte désormais parmi les plus prisés de la ville. J’atteins bien vite le splendide Historic Theater District et sa légendaire rue Broadway, première artère angelena, qui est bordée, de la 3e à la 9e rue, de théâtres et de cinémas datant du début du 20e siècle. Je l’arpente jusqu’à la joliment kitch Clifton’s Brookdale Cafeteria (648 S. Broadway), dont le décor est digne de la télésérie Twin Peaks.

Je poursuis ma quête noire et fais une pause au King Eddy Saloon (131 E. 5th St.), une taverne remplie de piliers de bar, dans Skid Row. Raymond Chandler et James M. Cain venaient dans ce quartier peuplé de sans-abris, s’abreuver du langage de la rue pour en colorer leurs récits.

De retour sur Broadway, je gagne le Bradbury Building (304 S. Broadway); l’atrium est remarquable. Baigné de lumière grâce à un toit tout en verre, il est entouré d’escaliers et de balustrades en fer forgé. C’est dans cet immeuble de 1893 que la scène finale du film Blade Runner a lieu; que, dans L’envol des anges (Angels Flight), de Michael Connelly, l’inspecteur Harry Bosch puise réconfort en admirant l’affiche du film Zorba le Grec de l’autre côté de la rue; et non loin de là que, dans ce même roman, le cadavre d’un avocat gît devant le petit funiculaire baptisé… Angels Flight, lequel permet d’accéder au quartier de Bunker Hill, où s’élèvent les gratte-ciels et les monuments postmodernes, comme le fabuleux Walt Disney Concert Hall (111 S. Grand Ave.), de Frank Gehry.

 

Photo: Gelatobaby (Angels Flight)

Je conclus ma virée noire en sautant dans un taxi, direction Greystone (905 Loma Vista Drive), dans Beverly Hills, remarquable palace Tudor que le magnat du pétrole Edward Doheny a fait construire pour son fils. Ce dernier n’en profitera pas longtemps: quelques mois après qu’il en a pris possession, en 1928, on le découvre dans sa somptueuse résidence, mort par balles, aux côtés de son secrétaire mort lui aussi – un crime jamais vraiment élucidé.

En parcourant l’immense domaine, je reconnais les serres désaffectées qui ont inspiré au réalisateur Howard Hawks la scène d’ouverture du film The Big Sleep. Plus loin, dans une des dépendances du manoir, je tombe sur une allée de bowling qui me donne froid dans le dos: c’est celle où a été tournée la scène finale de There Will Be Blood. Dans ce long métrage oscarisé en 2008, un autre roi du pétrole, dénommé Daniel Plainview (incarné par Daniel Day-Lewis), «abat» à coups de quille son jeune maître chanteur (Paul Dano). Comme quoi la fiction n’est jamais bien loin de la réalité, à Los Angeles…

Sombre Amérique

Né dans les années 1920, le roman noir américain (hard-boiled fiction, en anglais) présente la plupart du temps des histoires de meurtres crapuleux, très souvent associés à des relations sentimentales tordues. Parmi ses précurseurs, soulignons James M. Cain et Raymond Chandler, véritables maîtres en la matière. Dans les années 1940 et 1950, Hollywood a produit plusieurs adaptations de ces oeuvres d’un style nouveau et donné ainsi naissance au «film noir». «L’expression vient de François Truffaut, qui l’a utilisée dans les Cahiers du Cinéma pour décrire cette industrie foisonnante, explique Richard Schave, copropriétaire d’Esotouric, qui organise des visites thématiques de Los Angeles. On peut avancer que c’est Double Indemnity, coscénarisé et réalisé par Billy Wilder, en 1944, qui a lancé le courant.»

D’autres font remonter les débuts de ce genre cinématographique à 1941, avec The Maltese Falcon. Quoi qu’il en soit, de très nombreux autres titres ont suivi, notamment The Postman Always Rings Twice (1946), Key Largo (1948) et, plus récemment, Chinatown (1974), L.A. Confidential (1997) et The Black Dahlia (2006), ces deux derniers étant tirés de romans de James Ellroy, figure aujourd’hui dominante du roman noir avec Michael Connelly.

 

Photo: Todd Jones (Los Angeles)

 

 
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