NDLR: L’article que vous vous apprêtez à lire a remporté un Prix du magazine canadien dans la catégorie « Journalisme de service : mode de vie ».  

 Devant moi, de fines tranches de tête de cochon en porchetta reposent sur… un crâne d’agneau. Suivent des rétines de cochonnet de lait, servies avec une compotée de cerises confites et de la gelée de riesling. Puis, une bouillabaisse où flotte une tête entière de poisson, dont les yeux figés me fixent, et des pâtes fraîches aux lèvres de bœuf braisées, nappées de sauce au foie gras. Cet enchaînement pour le moins inusité est arrosé de cocktails inventifs, assez «mâles», à base de gin et de vodka, où les petits fruits des drinks de filles n’ont pas droit de séjour.

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Suis-je dans un épisode de l’émission américaine No Reservations, où le chef Anthony Bourdain parcourt la planète à la découverte de curiosités culinaires? Niet. Je participe à un festin sur le thème des «têtes» organisé par Tripes & Caviar, un club de «tripeux» de bouffe qui tient des soupers volants mensuels dans des restaurants de Québec et de Montréal. Leur but n’est pas de dégoûter leurs convives mais de les surprendre et de les séduire en cuisinant des animaux en entier, sans rien jeter. «L’important, c’est quand même de respecter le client, précise Patrice Plante, cofondateur du Club. On ne servira pas des poulpes vivants comme au Japon. Tout est apprêté pour que ce soit bon.»

Cela dit, on pousse ici le gourmet dans des zones qu’il est peu habitué à visiter.

 Dans le gras du sujet

Ces dernières années, un certain courant culinaire prend des airs de sport extrême… et rallie des partisans – surtout des gars! – qui ne dédaignent pas de se sustenter de cervelles, de testicules, de cœurs, d’intestins ou encore des plats à haute teneur en lipides (Du foie gras frit? Pourquoi pas?). Pas de place pour les mauviettes, les végétariens ni les cardiaques! On n’a qu’à penser à des émissions comme Diners et Drive-ins and Dives, sorte de road trip où chaque halte est l’occasion d’engouffrer des spécialités américaines hypercaloriques. Ou, pire, aux vidéos mis en ligne par les gars «très gars» d’Epic Meal Time, qui vénèrent le dieu Bacon et font sauter le compteur de calories avec des plats tels que le Angry French Canadian, un sandwich composé de pain doré, de bacon, de sirop d’érable, de hotdogs et de poutine (!).

Sans oublier les nombreux chefs qui proposent une cuisine «virile», comme Frédéric Morin, David McMillan, Martin Picard, Chuck Hugues et Louis-François Marcotte. IIs concoctent avec bonheur des plats de gars, soit des côtes levées, des burgers de luxe, de la poutine au foie gras ou au homard… (On le sait, les femmes, elles, ne vivent que de salade et de Perrier.)

La virilité peut-elle vraiment se traduire dans l’assiette? Frédéric Morin, chef et propriétaire avec David McMillan du Joe Beef, tient à nuancer: «Certains chefs sont des êtres robustes qui roulent en quatre-roues et prennent des brosses au Jack Daniel’s mais, dans leur travail, ils ont des mains de fleuriste. Leurs recettes se trouvent aux antipodes de la masculinité qu’ils affichent. Quant à Martin Picard, à Chuck Hughes, à David et à moi, nous incarnons une certaine forme de gastronomie masculine, c’est vrai. Nous ne préparons pas de microplats dressés en hauteur, servis dans de la vaisselle carrée et présentés avec de longues explications. Nos recettes ne sont pas intellectuelles et destinées à impressionner les connaisseurs; c’est une cuisine de cœur, qui vise à faire plaisir, tout simplement. Et elle est généreuse. Je déteste aller au resto et ne pas me sentir rassasié.»

«La bouffe de gars est très conviviale, renchérit Patrice Plante, du club Tripes & Caviar. Elle se mange en général avec les mains et est souvent servie dans des plats à partager. C’est une cuisine d’excès, aussi. On aime l’abondance!»

Le chef Louis-François Marcotte, auteur de quelques livres de cuisine «virile» (dont Saisis 1 et 2, sur le barbecue), croit que les hommes ont une façon bien à eux de cuisiner. «Contrairement aux filles, qui suivent souvent des recettes, les gars y vont plus à l’instinct. Ils préparent donc des plats qui demandent moins de précision. Le secret de la réussite d’un steak, par exemple, c’est la cuisson et non l’assaisonnement – car, on peut varier la proportion des ingrédients d’une sauce barbecue sans que ça nuise au résultat final. Ce qui n’est pas le cas de la pâtisserie, où il faut tout peser et calculer, ce qui attire moins les gars.»

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La cuisine a-t-elle un sexe?

En 2008, l’Institut national de la statistique et des études économiques, en France, a publié un rapport sur les habitudes alimentaires des hommes et des femmes vivant seuls. Parmi ses conclusions: les femmes achètent plus de fruits et de légumes, et les hommes, plus de viande et d’alcool. Soit. Mais ça ne signifie pas que les femmes s’alimentent ainsi uniquement par goût. «Les femmes font simplement plus attention à leur santé… et à leur ligne, dit Frédéric Morin. Si, pour faire plaisir à son homme, une femme apprête des côtes levées, elle sera aussi heureuse que lui de les manger.»

Selon le sociologue de l’alimentation Jean-Pierre Lemasson, la tendance à l’excès dans la cuisine masculine serait une réaction à la pléthore de conseils santé. «Les nutritionnistes, qui sont très majoritairement des femmes, ont causé une angoisse collective avec leur discours moralisateur et leurs pseudo-conseils santé, souvent non fondés scientifiquement. À les écouter, on risquerait sa vie tous les jours en s’alimentant! Je pense que les gars en ont ras le bol. Plusieurs prennent le contrepied de ce discours, et certains le font à la manière excessive des gars d’Epic Meal Time. À la limite, cette réaction renvoie à l’ado qui se révolte contre sa maman.»

Quand même, ne généralisons pas: la bouffe virile n’exclut pas nécessairement la préoccupation pour la santé. «C’est facile d’attirer l’attention en mettant du bacon, du sirop d’érable et du foie gras sur tout. Ce sera forcément délicieux, et les gens se diront: « mais il est ‘fucké’», commente David McMillan, du Joe Beef. Mais cuisiner comme un homme, selon moi, c’est cuisiner avec intelligence et conscience. C’est servir des classiques: une douzaine d’huîtres à partager, une salade de betteraves, moutarde, raifort et huile d’olive, une belle pièce de viande pour deux, puis un fromage… On accompagne les entrées d’un sancerre ou d’un chablis, et on fait suivre d’un bordeaux ou d’un bourgogne. Et les femmes qui mangent ainsi, je trouve ça diablement sexy…»

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Ces classiques, on les trouve d’ailleurs chez Joe Beef, dont le menu ne se résume pas aux recettes de barbecue que Frédéric Morin a présentées à l’émission À la di Stasio. Hormis les côtes levées et le sandwich au foie gras, on peut aussi y manger sainement.

Une partie de chasse

Le summum de la virilité en 2012? Apprêter soi-même la bête qu’on a chassée. Les cours d’initiation à la chasse atteignent d’ailleurs des records d’assistance. Même le raffiné Jean-Luc Boulay, chef du Saint-Amour, à Québec, consacre une partie de son ouvrage L’univers gourmand de Jean-Luc Boulay à des conseils d’abattage, de débitage et d’entreposage des animaux. Et Louis-François Marcotte donne de nombreuses recettes de gibier dans son livre Sauvage – Savourer la nature. «Pour moi, ce n’est pas logique de tuer un chevreuil et de ne pas le manger ensuite», souligne cet amateur de chasse, qui n’hésiterait pas à emmener ses enfants avec lui dans les bois pour qu’ils comprennent le lien entre l’animal qu’on vient de tuer et le plat qu’on leur servira le soir.

«Les gens n’ont plus du tout conscience de l’origine de leur nourriture, renchérit Patrice Plante. Comme s’ils voulaient oublier que ce sont des animaux qui ont été tués. Avec Tripes & Caviar, nous prônons le retour au respect de notre écosystème, que l’industrialisation et la société de consommation ont jeté à terre.» Ses complices et lui s’inspirent de la tendance nose to tail («du museau à la queue»), qui consiste à apprêter une bête en entier, parties moins nobles comprises, afin de lui rendre les égards qu’elle mérite et d’éviter le gaspillage: «Elle a sacrifié sa vie pour nous nourrir; la moindre des choses, c’est qu’on l’utilise au maximum.»

 

Cette tendance a beau être très 21e siècle, elle ne date pas d’hier. Avant la Seconde Guerre mondiale, les Québécois mangeaient tout des animaux – grâce aux bons soins des femmes, soit dit en passant. «On fait preuve d’un alzheimer collectif, affirme Jean-Pierre Lemasson. Au début du 20e siècle, en Amérique, les gens n’avaient pas les moyens de gaspiller. Les abats, par exemple, n’avaient pas de connotation négative. La tête de veau était un must! À la campagne, les gens faisaient leur boudin.»

Frédéric Morin croit pour sa part que ce nouvel engouement pour la chasse serait une manière de renouer avec un âge primitif. «Peut-être que l’homme cherche à retrouver le moment où il vivait de la terre, tuait lui-même le poulet, le cochon, et où il connaissait le vocabulaire de son boucher.»

Les maîtres du gril

La mainmise des hommes sur le barbecue viendrait elle aussi de réminiscences d’un temps révolu, primitif même. Celui où, guidés par leur instinct de survie, ils maîtrisaient le feu pour nourrir leur famille. «C’est un rôle masculin traditionnel, confirme Jean-Pierre Lemasson. Et un symbole très puissant. Dans la mythologie grecque, celui qui était maître du feu était souvent une sorte de demi-dieu. Lorsque l’homme fait la cuisson sur le barbecue, c’est aussi le moment où il agit véritablement, où il est le héros, le centre d’attraction. Un prestige social est associé à cet acte: c’est, symboliquement, le moment de la reconnaissance du chef de clan.»

«Aux yeux des filles, quand un homme allume le barbecue, c’est chaque fois comme s’il allait faire exploser une voiture», dit à la blague Louis-François Marcotte, se moquant gentiment de la crainte des femmes pour le propane. «Si on n’a plus l’occasion de manifester notre courage de temps à autre, où va le monde?» ajoute Jean-Pierre Lemasson en rigolant.

Plus sérieusement, Louis-François Marcotte souligne que les gars ont grandement développé leurs aptitudes de grillardin au cours des dernières années. «Oui, il y a encore des gars qui ne font que mettre deux steaks sur la grille, steaks que leur blonde a achetés et laissé mariner, et pour lesquels elle a préparé des accompagnements. Mais je rencontre de plus en plus d’hommes qui me parlent de mes recettes, qui font eux-mêmes leur saumure sèche, qui tripent à cuisiner. Je trouve ça génial.»

Frédéric Morin remarque le même phénomène: «Depuis que les gens m’ont vu à l’émission À la di Stasio, ce sont des briquetiers, des chauffeurs de taxi, des livreurs, des douaniers qui me parlent de mes recettes. Ce n’est plus la belle madame qui fait ses courses au marché Atwater. Les gars s’intéressent beaucoup à la bouffe. Oui, la cuisine au barbecue est une porte d’entrée, mais leur champ de compétence et d’intérêt dépasse maintenant beaucoup la cuisine de Super Bowl, les ribs et les steaks. Et ce n’est pas les filles qui vont s’en plaindre!

 

Les limites du garde-manger

Si vous vous rendez à Copenhague, au Danemark, et que vous vous attablez au Noma – nommé meilleur restaurant du monde en 2010, 2011 et 2012 par le magazine britannique Restaurant -, vous pourrez entre autres y commander des crevettes vivantes, des fourmis et du lichen. Rebutant? Ça dépend. «On projette sur les aliments notre système de valeurs, on en investit certains d’un sens culturel, comme les musulmans le font avec le porc, dit le sociologue Jean-Pierre Lemasson. Aucune société ne consomme tout ce qui est comestible dans son environnement.» Bref, on se limite, et pour des raisons pas toujours valables. Prenez l’écureuil: Martin Picard a déclenché un tollé l’hiver dernier en publiant une recette de sushi d’écureuil dans son livre Cabane à sucre Au pied de cochon. Il a affirmé à l’émission Les francs-tireurs que c’était une très bonne viande, ce qui a sûrement provoqué de hauts cris dans nombre de salons québécois. «Pourtant, si vous ouvrez un ouvrage québécois de recettes de nos grand-mères, vous aurez de bonnes chances de tomber sur une recette d’écureuil, note M. Lemasson. Aujourd’hui, c’est inconcevable d’apprêter une telle viande, notamment parce que Walt Disney a fait de l’écureuil un animal adorable, et qu’il fait partie du quotidien des urbains.»

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