Tessy Paquin, 24 ans, a deux grandes passions dans la vie: les tortues et la musique. Elle étudie à l’Université McGill les reptiles, les amphibiens et les autres bestioles à sang froid mais, dès qu’elle a une minute, elle scrute les blogues, épluche les revues et met à jour les playlists de son iPod. Maniaque de hip-hop, grande fan de soul, de funk et de jazz, elle revendique l’étiquette de music geek. «La musique fait partie de tous les instants de ma vie», confie Tessy. Bien qu’elle ne coure plus les disquaires aussi souvent qu’à l’adolescence (la faute des tortues!), elle passe encore des heures à fouiner dans le Web pour s’informer sur ses artistes préférés.

Fan de Nina Simone, de J Dilla et de Madlib, et plus versée dans l’abstract hip-hop que dans la pop prémâchée, elle a des souvenirs musicaux qui remontent à sa plus tendre enfance. «Ma mère me traînait au Festival de jazz, alors que j’étais encore dans ma poussette», se remémore-t-elle avec nostalgie. L’idée que la musique soit une affaire de gars la fait sourire. Elle ne voit là qu’un cliché, aussi ringard que le dernier tube de David Guetta. «Je connais plein de filles qui en mangent, de la musique!» affirme-t-elle.

Il reste que ce cliché est très répandu. Dans les films comme dans les romans, le music geek est toujours un gars. La fille qui tripe musique, elle, tripe plus souvent sur le chanteur que sur ses chansons. On n’a qu’à penser au film Almost Famous, dans lequel Patrick Fugit interprète un journaliste de Rolling Stone et Kate Hudson joue la groupie. Ou encore à High Fidelity, avec ses trois disquaires incapables de prononcer quatre mots sans citer le nom de deux groupes rock.

Pourtant, année après année, les femmes achètent autant de disques que les hommes, note l’auteure Courtney E. Smith dans son livre Record Collecting for Girls: Unleashing Your Inner Music Nerd, One Album at a Time. «Les musiciens doivent leur succès aussi bien aux filles qu’aux gars. N’empêche, les livres sur la musique qui s’alignent sur les rayons sont tous écrits par des hommes. La plupart des ouvrages que j’ai lus et appréciés sur le sujet donnaient une perspective masculine», signale l’auteure, qui a travaillé huit ans comme programmatrice à MTV. Prenant le contrepied de la tendance, elle a publié un livre plein d’ironie dans lequel elle donne ses réflexions sur les girl bands ou encore sa liste de chansons pour survivre à une rupture amoureuse.

Cette véritable obsédée de musique (elle fait des tops cinq plutôt que de compter des moutons pour s’endormir!) croit qu’il y a aujourd’hui plus de filles maniaques de musique que jamais. «Il y a notamment de plus en plus de femmes journalistes ou blogueuses qui écrivent sur le sujet. Ça a pour effet d’encourager d’autres filles à se lancer», affirme-t-elle.

Initiée très jeune à la musique par son beau-père, l’essayiste américaine est devenue une vraie mélomane au début de la vingtaine. «J’ai fait un stage avec un gars qui animait un show d’indie rock dans une radio de Dallas. Chaque dimanche, je devais dresser la liste des chansons qu’il faisait jouer et l’envoyer ensuite aux maisons de disques. Rapidement, il s’est attendu à ce que je sache les titres, le nom des artistes et des albums par coeur. Il se moquait de moi si je lui posais trop de questions», se rappelle la trentenaire en riant. Avec les années, Courtney E. Smith a toutefois constaté que les gars et les filles n’abordent pas cette forme d’expression de la même façon: «Les hommes parlent de musique comme ils parlent de sport. Ils mémorisent des faits sur un groupe ou un chanteur, de la même manière qu’ils retiennent des statistiques sur le baseball. Les filles ont plutôt tendance à discuter de ce qu’un morceau leur a fait ressentir…»

Faire ses preuves

Bien qu’elle possède une importante collection de disques et qu’elle conserve tous ses billets de concerts depuis des années, Évelyne Côté, ancienne chef de pupitre musique du défunt hebdomadaire ICI, partage l’avis de sa collègue américaine: «Les filles ont un rapport plus personnel avec la musique, tandis que les gars ont un rapport plus factuel.» Aujourd’hui programmatrice pour Evenko (le promoteur à l’origine du festival Osheaga et des concerts au Centre Bell), elle croit également que l’industrie musicale reste un boys club, mais estime que les choses évoluent tranquillement. Son constat? Les filles doivent encore trimer dur pour être acceptées parmi les boys.

Elle se souvient qu’au cours de sa carrière elle a été souvent testée par des gars toujours désireux de mesurer leurs connaissances musicales. «En tant que journaliste, on ne peut pas se tromper: il faut absolument tout savoir au sujet des groupes sur lesquels on écrit. Les musiciens qu’on interviewe nous mettent souvent sur la sellette. Ils veulent vérifier si on sait de quoi on parle», dit Évelyne.

L’Américaine Karrie Keyes, ingénieure du son pour les concerts de groupes comme Pearl Jam ou Red Hot Chili Peppers, a elle aussi été snobée par ses collègues. Il faut dire qu’elle a commencé à s’occuper du son de groupes punk dans les années 1980, à une époque où les filles derrière les consoles étaient aussi rares que les femmes chefs d’État. La première fois qu’elle a travaillé à un spectacle des Red Hot Chili Peppers au Madison Square Garden, dans les années 1990, les employés de l’illustre salle n’ont rien fait pour l’aider. Au contraire. «Leur but était de rendre ma journée aussi difficile que possible», se souvientelle. La situation a heureusement évolué depuis.

La D.J. et animatrice de radio newyorkaise Hannah Rad se réjouit d’ailleurs que les portes de l’industrie musicale soient plus ouvertes aux femmes qu’avant. «Quand un label me contacte pour que je lui suggère de nouveaux artistes, il se fout que je sois un gars ou une fille; il fait appel à moi parce qu’il aime mon show et respecte mes goûts», fait-elle remarquer. Possédant une collection d’au moins 100 000 chansons, soit quelque chose comme 8 000 albums répartis sur une flopée de disques durs, la D.J. pense que les mordues de musique sont appelées à être de plus en plus nombreuses et respectées: «Aujourd’hui, les filles ont le droit d’être des super-geeks de musique. Elles sont même mises sur un piédestal pour ça.»


Femme-orchestre

À Montréal, Marie-Hélène L. Delorme, alias Foxtrott, figure parmi les rares filles qui font des remix et produisent leurs propres pièces. Au printemps, elle devrait sortir son très attendu premier EP. La Montréalaise de 26 ans se souvient d’avoir passé des heures, à l’adolescence, toute seule dans sa chambre, à tenter de maîtriser Cubase, un logiciel de séquençage: «Je ne connaissais rien à tout ça. Je n’avais pas de manuel d’instructions. J’ai dû tout installer moi-même. J’ai tout appris de manière autodidacte.»

Marie-Hélène, qui s’est fait un nom en créant des remix pour Lesbians on Ecstasy, Bernard Adamus et Think About Life, croit que les filles devraient oser davantage: «Elles doivent se donner le droit de faire des choses qu’elles ne connaissent pas. Les gars, eux, ne se posent pas la question, ils foncent. Tout ce que ça demande, c’est de la confiance en soi.»

Assise sur le divan fatigué de son grand studio de l’avenue Van Horne, elle dit prendre un plaisir fou à écrire, à composer, à chanter et à produire ses propres morceaux. Bref, à être une femme-orchestre et non «simplement la fille qui chante et danse en avant sur le stage». Marie- Hélène, qui a aussi signé le populaire remix de la chanson Rue Ontario, de Bernard Adamus, adore se produire en concert avec ce dernier. La raison? «J’aime être celle qui fait les beats derrière le gars. J’adore que les rôles soient inversés et que ce soit lui qui se dandine en avant sur la scène…» Oui, les filles ont tout avantage à oser!

Une geek de musique sait qu’il faut…

  • Éviter de sortir avec un musicien. Celles qui ont essayé s’en sont mordu les doigts. «Avec un musicien, tu vas toujours passer en deuxième: après sa tournée, après son album, après sa musique…» remarque Évelyne Côté, programmatrice pour Evenko.
  • Fuir le gars qui est un fan fini du chanteur du groupe The Smiths. «Il a tendance à incarner les angoisses existentielles de Morrissey, de la pire des manières», soutient l’auteure Courtney E. Smith. Et elle dit parler en connaissance de cause!
  • Ne jamais accepter un rendez-vous avec un gars qui écoute du Nickelback. «Si tu entres chez quelqu’un qui possède des albums de Justin Bieber ou de Nickelback, ça devrait être un signal d’alarme: ça veut dire qu’il ne s’intéresse pas aux bonnes choses dans la vie!» explique en riant Évelyne Côté.

 

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