Le soleil plombait boulevard Saint-Laurent ce midi-là. Le resto bruyant où je lui avais donné rendez-vous était fermé. Presque soulagées, nous avons marché doucement, d’un pas lent, à la recherche d’un coin perdu, tranquille, loin des décors dans lesquels nous nous croisons habituellement. Nous nous étions quittées le 6 mars dernier dans le brouhaha vertigineux du jet-set parisien. Sur la scène du Zénith, pendant que défilait le générique de la 25e cérémonie des Victoires de la musique (les Félix français), Béatrice Martin, dite Coeur de pirate, côtoyait timidement autour du piano les gagnants de la soirée, dont un certain Benjamin Biolay, interprète masculin de l’année, sous les flashs incessants de dizaines de photographes. Souvenezvous qu’il y a à peine deux ans, en juillet 2008, une jeune blonde inconnue au nom bizarre faisait, seule au piano, la première partie de Biolay au Club Soda à l’occasion des FrancoFolies de Montréal.

Ce soir de mars 2010, donc, du haut de ses 20 ans, Coeur de pirate venait de se voir octroyer par le public le prestigieux Victoire de la chanson originale de l’année pour Comme des enfants, un des succès les plus retentissants des dernières années en France, reconnaissance qui lui a valu trois statuettes pour les paroles, la musique et l’interprétation. Dans les coulisses du Zénith, une attachée de presse me propulsait dans les bras si bellement tatoués d’une star. Je me souviendrai longtemps des yeux de Béatrice, à mi-chemin entre l’extase et l’effroi, et de son soupir de soulagement lorsqu’elle a repéré dans la cohue une tête amie, la mienne. Ayant pressenti dès ma première rencontre avec elle ce que l’avenir allait lui réserver, je n’avais cessé de lui répéter ce conseil avisé: «Fais attention à toi, prends soin de toi, ça va aller vite.» Ouf! je ne pensais pas si bien dire… Voilà qu’en moins de deux ans Coeur de pirate était déjà une vedette incontournable de la chanson française.

 

Réalises-tu tout ce qui t’arrive? J’ai l’impression d’en être encore à mes débuts. Quand je sortirai mon deuxième album [prévu pour l’automne 2011], je prendrai sûrement conscience de ce qui m’est arrivé et du temps qui a passé. Mais là, je n’ai pas arrêté une minute depuis deux ans. Il n’y a pas longtemps, j’avais 16 ans et je faisais mon cégep à Brébeuf, tu te rends compte? Je bougonnais parce que je n’avais pas envie d’aller à mon cours de philo! Je voulais être graphiste, peut-être recherchiste… En fait, je ne savais pas trop ce que je voulais faire. Mes parents étaient inquiets pour mon avenir. (rires)

D’où viens-tu? Je suis née le 22 septembre 1989. J’ai grandi à Ville Mont- Royal. Ma mère est pianiste accompagnatrice. C’est elle qui m’a appris très tôt le piano. Ça peut paraître bizarre, mais j’ai commencé à chanter avant de savoir parler. À 9 mois, je fredonnais L’amour est un oiseau rebelle, le fameux air de Carmen. Mais je n’ai plus chanté jusqu’à la fin de mon adolescence. Je suis entrée au Conservatoire de musique à 9 ans. Je me destinais à devenir pianiste de concert, mais j’ai tout abandonné à 14 ans parce que j’avais envie d’avoir des amis. Tout ce que je faisais, c’était jouer et écouter du classique sept jours sur sept. Dire que j’aurais pu porter de longues robes noires et faire de grands saluts sur la scène d’orchestres symphoniques, t’imagines?

As-tu écouté uniquement de la musique classique jusqu’en 2003? Oui, et la musique de mes parents: Gipsy Kings, Prince et Dean Martin, l’idole de mon père. Quand j’ai décroché, ma tante m’a donné tous ses vinyles des Stones, des Beatles et de Van Morrison, et là, j’ai tout gobé d’un coup. Mais ce sont surtout les gars sur lesquels j’avais un kick qui, sans le savoir, m’ont fait découvrir la musique qu’ils aimaient. J’ai eu une passe grunge, rock, et j’ai beaucoup écouté Indochine. Puis, j’ai surtout découvert Ariane Moffatt, Pierre Lapointe, Malajube… En 2007, j’ai eu un chum. C’était ma première vraie relation. Elle a duré trois mois. Ç’a été épouvantable! C’était passionnel, malsain, tellement intense. Il me disait toujours que je ne pourrais jamais rien faire… Un jour, j’ai appris qu’il avait embrassé une autre fille, et ça m’a mise dans un état de rage foudroyante. Je me suis retrouvée dans un cours de philo – encore! – à écrire en anglais tout ce qui me passait par la tête. J’écoutais beaucoup Feist à l’époque. En relisant mon texte, j’ai réalisé qu’il avait l’allure d’une chanson, et en marchant vers la maison, j’ai composé la musique. Ma soeur m’a convaincue de la mettre sur MySpace. Je me suis trouvé un nom, Her Pirate Heart, ensuite Coeur de pirate. Dans ce nom, il y a une force et un côté cute… mais pas si cute que ça! Et puis, ça résume ma fascination pour tout ce qui est aquatique. Mes tatouages ont tous un rapport avec l’eau.

Se sont succédé ensuite une foule de hasards, de coïncidences, un spectacle ici, un autre là… Et la rencontre en 2007 de Youri Zaragoza, du groupe Bonjour Brumaire, avec qui je travaillais à la boutique American Apparel et qui cherchait une claviériste. Et puis, bang! un gars, un amour. Ça devait être le vrai, le seul. On se connaissait depuis l’enfance. C’était la totale. On était programmés pour l’éternité. Mais un jour, crac! j’ai eu un kick pour un autre gars. Coupable, j’ai écrit ma première chanson en français, Comme des enfants. C’est rien, cette mélodie-là, c’est juste trois notes, mais c’est toute ma vie. Les gens l’ont aimée parce qu’elle a été écrite sous l’impulsion du moment. Je ne pourrai jamais réécrire une chanson comme celle-là.

La suite, on la connaît: Éli Bissonnette, de l’étiquette Dare to care/Grosse Boîte, te découvre sur MySpace, croit en toi, communique avec toi. Tu fais la couverture de Voir et de Hour la même semaine à l’été 2008, et tu chantes aux Francos… Je me suis tellement fait critiquer quand j’ai fait la première partie de Benjamin Biolay. On disait: «Mais c’est qui, celle-là?» Tout ce qui m’arrive me fait sourire, me fait l’effet d’une douce revanche…

… un journaliste du magazine français Les Inrockuptibles, présent aux FrancoFolies, écrit un texte sur toi, court mais élogieux. Et là, ça commence… En une semaine, on a planifié mon voyage à Paris. Je n’étais jamais allée là de ma vie. C’était en novembre, il pleuvait, il faisait froid, c’était gris. Et pourtant, je suis complètement tombée en amour avec cette ville. Puis tout a déboulé. Comme des enfants s’est mise à jouer à la radio en avril 2009. Ç’a été le hit de l’été, et ma vie a changé; quoique jusqu’aux Victoires, ça allait encore, je pouvais prendre le métro et sortir à Paris. Mais là, ce n’est plus possible.»

Penses-tu t’installer en France un jour? J’hésite. En ce moment j’ai un appartement à Montréal et un pied-à-terre à Paris. Je vais prendre une pause en septembre et j’ai envie de voir ailleurs. Récemment, j’étais à Toronto et j’y ai passé la plus belle semaine de ma vie. J’aurais pu sortir en pyjama, me rouler par terre au milieu de la rue, personne ne l’aurait remarqué. J’ai besoin de ça.

J’oublie parfois que tu n’as que 20 ans. D’où te vient cette maturité? Je pense que c’est le lot de ma génération. On a été confrontés très tôt à des choses qui n’étaient pas de notre âge. Je n’avais pas encore 12 ans lorsque la tragédie du 11 septembre 2001 est survenue. Et puis, il y a aussi ce que je suis: excessive, mélancolique. Je vis tout à fond. C’est pour ça que j’écris des chansons. Frédéric Beigbeder (99 francs) m’a dit un jour: «Tu vis au 19e siècle. Tu es cynique, tragédienne, doucement insolente. Tu es hyper romantique, à la manière de Chopin.»

Comment expliques-tu ton succès? Franchement, je ne sais pas… Je pense que c’est un package deal: ma voix, ma musique, mon look, les sujets que j’aborde, mes tatouages, tout ça réuni. Je représente sans doute mon époque. Les Français sont très intrigués par mes tatouages. Ils n’ont pas l’habitude d’en voir autant sur une fille. En entrevue, je me fais toujours demander: «Alors, ces tatouages?» Je suis obligée de trouver des histoires pour chaque dessin, autrement ils sont déçus. J’ai un cupcake tatoué derrière l’oreille. Pourquoi? Pour rien, juste parce que ça me tentait. Les tatouages, c’est un art éphémère. Quand je ne serai plus là, ben ils ne seront plus là non plus.

À propos de look, tu sembles entretenir des contacts privilégiés avec le milieu de la mode… Un des avantages d’être connu en France, c’est qu’on est invité aux défilés. Quand j’étais petite, ma tante [Martine Desjardins, aujourd’hui auteure] travaillait à ELLE QUÉBEC. Elle m’emmenait aux shootings. Je tripais! Le printemps dernier, j’ai assisté aux défilés de Karl Lagerfeld et de Sonia Rykiel. J’ai d’ailleurs rencontré «KL». Il me connaissait parce que Chanel et Fendi m’habillent. Il m’a dit avec son bel accent: «Mademoiselle Coeur de pirate, vous avez beaucoup de tatouages. Faites attention. Quand vous allez vieillir, ça va tomber.» N’importe qui d’autre m’aurait dit ça, j’aurais pété une crise, mais là, ouhhhh…

Parle-nous de ton amour du cinéma. J’ai deux réalisateurs fétiches: Wes Anderson – son court métrage Hotel Chevalier est génial, et son dernier film, Fantastic Mr. Fox… wow! – et Sofia Coppola. Elle a réalisé le film de ma vie: The Virgin Suicides. Je rêve d’écrire un film musical, un West Side Story moderne. J’aimerais offrir un rôle à Pierre Lapointe. Il a tellement de talent, c’est fou! Pour moi, Pierre, c’est le Prince de la nuit. Sans lui, je n’aurais jamais écrit de chansons.

Quels sont tes goûts en matière de littérature? J’ai un penchant pour les écrivains français, mais l’auteur qui a été le plus important pour moi, c’est Milan Kundera. Quand j’ai lu La valse aux adieux, je me suis dit: «C’est ça, la vraie vie!»

Une journée ordinaire dans la vie de Béatrice, ça ressemble à quoi? Je n’ai pas de journée ordinaire. Je consulte mon agenda au début de la semaine et je fais ce que je dois faire. Quand je n’ai rien de prévu, j’écris des chansons.

Et l’avenir, comment l’envisages-tu? Je ne sais pas… Ce qui définit un artiste, c’est son deuxième album. Alors, je sais qu’on m’attend au tournant. Mais c’est un défi génial. J’aborde d’autres thèmes dans mes nouvelles chansons. Je parle de ce que je vis maintenant. Les amours dévouées, par exemple, disons que ça me concerne… J’ai écrit Fondu au noir [sur son premier album] parce que j’ai été confrontée à un suicide dans mon entourage. Je n’irai pas défendre des causes ou des sujets qui me sont étrangers.

Quel est ton plus grand rêve? Durer.

Mais là, présentement, de quoi rêves-tu? J’ai envie de voyager, d’aller dans le sud des États-Unis, en Norvège, en Suède, à Copenhague, à Berlin… J’ai travaillé comme une débile pendant deux ans. Maintenant, je peux me permettre de souffler un peu…

Son plaisir coupable «Jouer à la Nintendo DS, mais seulement au Pokémon. Je suis très bonne!»

Ses superstitions «Je touche du bois, et j’ai deux t-shirts de football que je traîne partout: un des Giants et un des Redskins.»

Ce qui la fait rire «La série The Office

Ce qui la fait pleurer «Tout Gainsbourg.»

Ce qu’elle n’oserait jamais avouer «Que j’apporte mon beurre d’arachide en France.»

Son jouet préféré quand elle était petite «Mon ours polaire en peluche. Il s’appelait Ploum. Il est encore chez mes parents.»

Son objet fétiche «Je ne suis pas trop portée sur la religion, mais j’ai toujours avec moi une photo de la Vierge des voyageurs que m’a donnée ma tante.»

Le cadeau à lui offrir «Le calme. J’aimerais qu’on m’offre deux ou trois semaines de calme.»

Un animal «Mon chien Xavier, un yorkshire, qui vit chez mes parents.»

Sa plus grande récompense «Je suis heureuse de mes Victoires en France, mais le Félix de la révélation de l’année à l’ADISQ, c’est mon top! C’est comme si les gens du métier, ici, m’avaient acceptée, que j’avais le droit d’exister et de créer.»

Sa plus grande peur «Que ça s’arrête. Mais qu’on m’oublie me ferait plus mal encore…»

L’adresse de son blogue, qu’elle alimente régulièrement Pirate d’amour

 

DÉCOUVREZ EN VIDÉO Les coulisses de la séance photo avec Coeur de Pirate.