Lionel Shriver. C’est sous ce pseudonyme qu’elle est devenue célèbre grâce à un thriller sur la maternité, Il faut qu’on parle de Kevin. Elle remonte sur le ring avec un nouveau roman tout aussi dérangeant, La double vie d’Irina.

Elle mesure 5 pi 2 po, pèse 100 lb, a une peau de lait. Mais dans une autre vie, elle se verrait bien dans le corps d’un homme noir de 6 pi 7 po. «Je pourrais être un joueur de basketball, qui sait, et dévorer chaque jour des assiettes remplies de côtes levées», raille l’écrivaine.

«Que se passerait-il si…» Voilà la spécialité de Lionel Shriver. Que se passerait-il si… l’enfant que vous avez mis au monde devenait à l’adolescence un meurtrier? Dans Il faut qu’on parle de Kevin (Belfond), la mère devait affronter cette horrible situation. Et l’auteure, diaboliquement percutante en même temps qu’extrêmement touchante, nous renvoyait, nous, à cette délicate question: a-t-on le droit de ne pas aimer son enfant?

Quelques années plus tard, elle remet ça. Que se passerait-il si… la passion amoureuse vous tombait dessus, alors que vous êtes déjà engagée avec un autre homme? Cette question piège vous restera en travers de la gorge bien après avoir refermé La double vie d’Irina (Belfond), le nouveau roman de Lionel Shriver, le deuxième à paraître en français.

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 PHOTO: Jerry Bauer (Lionel Shriver).

Le poids d’un baiser

Embrasser ou pas Ramsey, l’homme séduisant qui l’allume comme ce n’est pas permis: c’est le dilemme d’Irina, 40 ans, en couple depuis 10 ans. Une fois cette alternative posée, deux scénarios s’entrecroisent dans le roman.

Scénario numéro un: Irina repousse la tentation, reprend ses esprits, retourne à son petit bonheur conjugal sans surprise avec Lawrence, analyste politique spécialisé en terrorisme, qui dans l’intimité mise sur la routine comme gage de sécurité.

Adieu monts et merveilles, Irina continuera de manger du popcorn tous les soirs à la même heure devant la télé avec son homme, et de faire l’amour avec lui par habitude, quand il décidera qu’il en a envie.

Pas de baiser sur la bouche, jamais. Alors qu’elle en rêve: pour Irina, un baiser est bien plus chargé d’émotion que le sexe. Pour Lionel Shriver aussi. «Je suis particulièrement satisfaite du passage où mon héroïne dit à son partenaire qu’elle serait probablement capable de lui pardonner d’avoir des relations sexuelles avec une autre femme, peu importe le nombre de fois, mais qu’elle ne pense pas qu’elle le pourrait s’il embrassait une autre femme, ne serait-ce qu’une seule fois.»

ENT-Irina-EQ244.jpgLe scénario numéro deux semble pas mal plus excitant. Irina succombe au baiser, et le beau Ramsey – bête de sexe dans le privé et champion de snooker (une variante du billard) adulé à la télé pour le maniement remarquable de sa queue – fout le bordel dans son existence. Oui, un simple baiser peut tout faire basculer, Lionel Shriver en est persuadée: «Quelque chose d’aussi banal que traverser la rue peut transformer le cours de votre vie, particulièrement si un bus surgit en trombe… Alors, bien sûr, un baiser peut tout changer.»

Du jour au lendemain, Irina ne s’appartient plus. Ça lui tombe dessus, ça lui échappe complètement. C’est ce qu’on appelle le tourbillon de la passion. «Quand ça frappe, ça frappe fort: ça ressemble à une tempête!» dit Lionel Shriver, amusée. Mais attention, prévient-elle: «Irina examine cette option avec un peu de mauvaise foi. Elle considère qu’il lui est impossible de résister à Ramsey; c’est une façon bien commode pour elle de ne pas affronter sa responsabilité dans la peine qu’elle cause à son partenaire.»

Quoi qu’il en soit, on retiendra ceci: «Le problème, c’est que l’amour est une question amorale, avance la romancière. Vous empêcher de tomber en amour parce que c’est mal? Eh bien, essayez donc pour voir! Bonne
chance…»

 

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L’amour idéal
Dans le scénario numéro un, Irina aura beau tourner le dos à l’adultère, elle ne pourra pas s’empêcher de rêver à son champion de snooker. Elle se mordra les doigts d’être restée avec son analyste politique rationnel et froid.

Tout n’est pas rose non plus dans l’autre version. À la longue, la passion risque de s’étioler, n’est-ce pas? Et celui qu’on considérait comme un dieu peut s’avérer invivable au quotidien… «Si vous restez avec un des Ramsey de ce monde assez longtemps, vous constaterez qu’il se trans- forme souvent en Lawrence à la fin», fait remarquer Lionel Shriver.

«Aucune des deux relations que je mets en parallèle n’est dépeinte comme idéale, mais quelle relation l’est?» rappelle-t-elle. Terre-à-terre, Lionel Shriver: «Quand vous choisissez votre partenaire, vous choisissez aussi ses problèmes – tout comme votre partenaire choisit les vôtres. Il y a des hauts et des bas dans toutes les histoires d’amour. Mais le fait qu’aucun amoureux ne soit parfait nous préserve aussi nous-mêmes de l’obligation d’être parfaites. Quel soulagement!»

Qu’elle demeure avec Lawrence ou refasse sa vie avec Ramsey, dans les deux cas, Irina en viendra à se demander si elle a fait le bon choix. Le paradoxe reste entier, à la fin. Et c’est très bien comme ça, selon la romancière. «J’ai moi-même eu à choisir, il y a plusieurs années, entre deux hommes magnifiques mais profondément différents», confie l’auteure, qui a longtemps vécu avec un écrivain avant d’épouser un musicien. L’interrogation d’Irina est le reflet de la sienne: «Est-ce que j’ai choisi le bon gars? Qu’est-ce que ma vie aurait été si j’étais allée vers l’autre?»

 

Que se passerait-il si…

Un autre dilemme est à l’origine de son roman précédent. La quarantaine avançant, elle qui n’avait jamais voulu d’enfant s’est soudain demandé si elle n’était pas dans le champ. Elle a imaginé le pire, en s’inspirant de la tuerie de Columbine, aux États-Unis, en 1999: un ado qui tire à bout portant sur ses camarades d’école. Et elle s’est mise à la place de sa maman, atterrée, rongée par la culpabilité, qui se reproche d’avoir été une mauvaise mère. Résultat: Il faut qu’on parle de Kevin l’a «totalement dissuadée» de tomber enceinte, déclarait-elle en 2005, peu après la sortie du roman.

 

ENT-Kevin-EQ244.jpg Aujourd’hui, elle précise sa position à ce sujet. «Je ne perds plus mon temps à me préoccuper de la maternité. J’ai 52 ans: c’est une évidence. Mais je peux dire honnêtement que je n’ai aucun regret. Je ne me morfonds plus à propos de cette question parce que je n’étais pas faite pour être mère.»

Il y a une chose par contre dont Lionel Shriver n’a jamais douté. Cette fille de pasteur presbytérien née en Caroline du Nord, qui a enseigné l’anglais à New York, traversé l’Europe de l’Ouest à bicyclette, passé plusieurs mois dans un kibboutz en Israël, voyagé à Bangkok et au Vietnam, vécu 1 an à Nairobi et 15 ans en Irlande du Nord avant de s’installer à Londres, n’a jamais renoncé à sa première passion: «J’ai toujours voulu être écrivaine, depuis que je sais lire.»

À 15 ans, elle a choisi son nom de plume. «J’ai pris un nom de garçon parce que j’étais tomboy. C’était une façon de m’affirmer, de prendre le contrôle de ma vie», a-t-elle déjà confié. Le succès est cependant arrivé tard. Ce n’est qu’avec Il faut qu’on parle de Kevin, d’abord refusé par une flopée d’éditeurs avant d’être couronné par le prestigieux prix Orange, au Royaume-Uni, et d’être traduit en 22 langues, qu’elle est sortie de l’ombre: c’était le septième roman qu’elle publiait, elle approchait de la cinquantaine et tirait le diable par la queue comme journaliste pigiste. Le plus grand rêve de Lionel Shriver maintenant? «Je déteste l’admettre, mais pour l’essentiel, j’ai déjà ce que je veux: un public et un éditeur prêt à publier tout ce que je décide d’écrire.» Que se passerait-il si… «Si je n’arrive pas à mettre cette situation à profit? Ce sera de ma faute à moi!»

 

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