Hélène Memel, 18 ans, la narratrice de Zones humides (Anabet), est clouée à un lit d’hôpital: elle s’est fissuré l’anus en se rasant, ce qui a provoqué de l’inflammation et des douleurs si atroces qu’elle a dû être opérée d’urgence. Manque de pot, elle avait déjà, dans cette zone sensible, des hémorroïdes florissantes – son «chou-fleur», comme elle l’appelle affectueusement.

Pendant sa convalescence, elle nous raconte, avec force détails, les habitudes qu’elle a prises avec son corps: pour séduire les garçons, elle applique ses sécrétions vaginales en guise de parfum, ou encore elle y goûte, comme elle le fait pour de nombreux fluides, que ce soit son propre sang, le pus extirpé de ses boutons ou même le vomi d’une copine… «La diffusion des bactéries est mon passe-temps favori», affirme candidement Hélène, qui, d’ailleurs, ne manque pas de laisser sa trace chaque fois qu’elle visite une toilette publique… et pas seulement dans la cuvette. «Quand je pose ma chatte sur la lunette, j’entends un joli bruit de baiser mouillé, et j’absorbe tout ce que les autres ont laissé, que ce soient les poils, des taches ou des flaques de couleurs et de consistances diverses.»

Ce préambule vous dégoûte-t-il au point de cesser la lecture du présent article ou, au contraire, vous rend-il impatiente de vous procurer le récit? Lorsqu’on sait que ce brûlot s’est vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires dans le monde, on serait tentées de croire que la curiosité l’emporte sur le dégoût.
ODEUR DE SCANDALE

Publié il y a plus d’un an sous le titre original de Feuchtgebiete, Zones humides a créé un véritable raz-demarée en Allemagne. Son auteure, Charlotte Roche, une Germano- Britannique de 31 ans vivant à Cologne et ayant une fillette de sept ans, s’est fait connaître en présentant son joli minois à la chaîne de télé allemande Viva (l’équivalent de MusiquePlus). La célébrité de l’ancienne animatrice a certainement contribué au succès du livre. La déclaration de l’éditeur selon laquelle ce roman est autobiographique à 70 % aussi.

Est-ce vraiment une autobiographie? Rien n’est moins sûr, car Charlotte Roche affirme être beaucoup trop coincée pour se risquer à pratiquer toute la gymnastique de son héroïne. Elle est cependant suffisamment à l’aise pour se prêter à des lectures publiques… au cours desquelles des femmes auraient tourné de l’œil en entendant des passages croustillants. L’auteure s’est certes attirée une horde de fans hautement intéressés par les réflexions d’Hélène Memel sur l’hygiène de sa chatte, mais elle a aussi suscité une vive controverse.

De nombreux lecteurs ont qualifié son livre de ramassis d’obscénités – l’un d’entre eux, scandalisé, aurait même retourné son exemplaire à l’éditeur après avoir déféqué dedans –, tandis que d’autres ont plutôt vu en Charlotte Roche la porte-parole d’un féminisme nouveau genre.

La principale intéressée affirme avoir d’abord voulu écrire un pamphlet destiné à réconcilier les jeunes filles avec leur physique, mais que ce pamphlet se serait peu à peu transformé en roman. «De nombreuses femmes ont une relation perturbée à leur corps, déclare-t-elle. Nous sommes obsédées par notre propreté, par le besoin de nous débarrasser de nos sécrétions naturelles et de nos poils. Je voulais donc écrire sur les parties laides du corps humain.»

 Pure provocation, coup de marketing ou dénonciation de l’hyperhygiénisme de notre société? Quoi qu’on en pense, Zones humides a réussi l’exploit d’être le premier roman allemand à se hisser au haut du palmarès des meilleurs vendeurs d’amazon.com, et ses droits ont été vendus dans au moins 27 pays. Au-delà du tapage médiatique qu’elle a causé, Charlotte Roche a mis le doigt sur quelque chose: ne menons-nous pas une constante bataille pour dominer les différentes trahisons de notre corps? Ne sommes-nous pas obsédées par l’hygiène?

OBSESSION DU CORPS

«Les femmes passent un temps fou à se récurer, à maigrir, à façonner leur corps comme si c’était l’unique valeur qu’elles avaient», déplore Nelly Arcan, dont le dernier roman, À ciel ouvert, met en scène deux jeunes femmes qui rivalisent, à coup de chirurgie esthétique, pour atteindre la perfection physique. «Charlotte Roche exprime, comme plusieurs auteures, un ras-le-bol du carcan qu’on nous impose.»

«Nous sommes nourries par l’idée que notre corps doit approcher de la perfection pour être désirable, explique la philosophe franco-italienne Michela Marzano à propos de ce carcan, dans lequel les femmes sont enfermées. Du coup, une forme de servitude volontaire s’impose, faisant en sorte que nous préférons nous conformer aux diktats sociaux plutôt que de nous montrer telles que nous sommes.»

Il y a 10 ans, Charlotte Roche a osé apparaître au petit écran les aisselles non rasées. Elle se rappelle encore les nombreuses railleries dont elle a été la cible dans les médias, et les plaintes acerbes, particulièrement de la part de spectatrices, que son geste a suscitées.

La pression a d’ailleurs été si forte qu’elle a recommencé à se raser. C’est en cherchant à comprendre ces réactions qu’elle en est venue à s’intéresser au rapport biaisé que les femmes entretiennent avec leur apparence. Résultat: la longue litanie d’Hélène Memel, qui s’attarde sur son sexe autant que sur sa plaie anale béante. Un roman aux qualités littéraires discutables… mais qui soulève avec force un malaise réel face au corps. Reste à savoir ce qui l’emportera: le dégoût ou la curiosité?

Pourquoi sommes-nous obsédées par l’hygiène?

Selon Michela Marzano, auteure du Dictionnaire du corps (PUF), nous croyons à tort avoir le contrôle de notre vie, qu’il soit question de nos émotions ou de notre corps. Or, ce qui caractérise ce dernier, c’est justement qu’il échappe au contrôle. «Le fait de chercher par tous les moyens à maîtriser ce qui s’échappe de notre chair, que ce soit les odeurs ou les sécrétions, est une façon de se rassurer soi-même», explique-t-elle. Qu’il s’agisse d’excréments, d’infection, de pourriture ou de nourriture, tout ce qui évoque la décomposition nous apparaît comme abject, parce que celle-ci nous rappelle notre propre mort. D’où une quête obsessive de pureté – récupérée par le discours publicitaire – qui nous donne l’illusion que, en contrôlant ce qui entre et ce qui sort de notre corps, on parviendrait en quelque sorte à conjurer notre mort, car on se tiendrait loin de toute décomposition.

De plus, «il existe actuellement un discours très hygiéniste, qui joue sur la peur de la contamination – peur qui a été amplifiée dans les années 1980 par l’épidémie du sida», note la philosophe. Cette peur nous pousse à faire la chasse aux germes avec des produits surpuissants, à acheter du savon antibactérien ou à avoir la hantise des toilettes publiques. En réalité, on a beau faire toutes sortes d’acrobaties pour ne pas toucher au siège des toilettes, ou avoir recours à des lingettes pour le désinfecter, toutes ces précautions n’apaiseront pas nos craintes. Pas plus que de savoir qu’il est prouvé que les risques de contamination sont minimes. «Il y a généralement un lien entre les comportements phobiques et les gestes obsessionnels. Les gestes obsessionnels que nous faisons pour calmer notre peur ne font rien d’autre que d’alimenter la phobie. Le discours hygiéniste a donc tendance à s’alimenter tout seul», conclut-elle.

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