Imaginez une publicité des années 1960: une scène idyllique de pique-nique dans laquelle une blonde à la Grace Kelly tient une bouteille de Coca-Cola pendant que son époux et leurs deux enfants sourient de toutes leurs dents. Et si derrière cette image cliché de béatitude se cachait une réa- lité beaucoup plus sombre? Bienvenue dans le monde de
Mad Men, la série télé qui nous transporte dans les coulisses d’une agence de publicité sur Madison Avenue, à New York, et dévoile la face obscure de l’
American Way of Life. On vous dit tout sur l’émission qui, depuis deux ans, fait un malheur aux États-Unis.

TOUT LE MONDE EN PARLE
Diffusé à l’été 2007 sur AMC, le feuilleton Mad Men n’a attiré à sa première saison qu’un petit million de téléspectateurs par épisode aux États-Unis. Cette série confidentielle, sans vedette, est pourtant devenue culte en quelques mois. Il y a d’abord eu des mentions dans des blogues – notamment au sujet de sa superbe direction artistique -, puis des critiques élogieuses ont suivi, et, en 2008, à la surprise générale, Mad Men a été récompensée de deux Golden Globe et de six Emmy Awards, et a remporté le prix de la meilleure série dramatique à chacune de ces cérémonies.

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MAD-MEN-2-3.jpgAutres signes qui ne trompent pas: Mad Men a été parodiée dans The Simpsons et Saturday Night Live, et un DVD de l’émission a été aperçu dans l’avion de Barack Obama en pleine campagne présidentielle. Si les cotes d’écoute de Mad Men ont doublé pendant la deuxième saison, elles étaient toutefois dérisoires en comparaison de celles d’une émission comme CSI, qui peut atteindre 20 millions de téléspectateurs par épisode. Le paradoxe avec Mad Men, c’est que tout le monde en parle… mais que personne ou presque ne l’a vue. «Les séries qui fonctionnent actuellement sont celles construites sur le modèle de CSI et de House, dans lesquelles une énigme est résolue à chaque épisode. Dans le cas d’une série comme Mad Men, les téléspectateurs doivent regarder tous les épisodes pour bien comprendre, ce qui peut en décourager certains, qui préfèreront attendre la sortie DVD, nuisant par le fait même aux cotes d’écoute», explique Hugo Dumas, chroniqueur à La Presse.

Suite: Une série qui montre l’envers du rêve américain

 

On en convient: Mad Men n’est pas grand public. Si on est séduit au départ par son esthétique léchée, on se rend vite compte que cet emballage chromé renferme une œuvre corrosive. Son traitement plus cinématographique que télévisuel et ses habiles changements de registre allant du très léger au très sombre n’ont rien pour retenir les amateurs de «rires en canne».

«Elle déstabilise habilement le téléspectateur: assiste-t-il à une représentation fidèle d’une époque, à une sitcom ou à un drame? Il ne sait jamais sur quel pied danser!» explique Daniel Weinstock, professeur titulaire au Département de philosophie de l’Université de Montréal. Cette saga vise une clientèle ne se satisfaisant pas des feuilletons prévisibles qui saturent les ondes. «Deux millions de spectateurs pour Mad Men valent bien les 10 millions qu’obtient une autre série, puisqu’il s’agit d’un auditoire très convoité, détenant un diplôme universitaire et ayant un revenu plus élevé que la moyenne», déclare Hugo Dumas.

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 L’ENVERS DU RÊVE AMÉRICAIN

Prenez la prestance et l’élégance d’un l’impassibilité et le sex-appeal d’un James Bond – de préférence Sean Connery -, et vous obtenez Don Draper (Jon Hamm), le personnage central de Mad Men.

En apparence, il a tout ce qu’il faut pour mener une vie parfaite: une carrière de publicitaire en pleine ascension chez Sterling Cooper, une épouse qui rappelle les ménagères exemplaires du film Stepford Wives, sans oublier une maison en banlieue, deux enfants et un chien, accessoires indispensables à tout professionnel accompli. Ça ne l’empêche pas d’enfiler les aventures – à l’instar de Bond, il n’a qu’à regarder une fille pour qu’elle tombe à ses pieds – ni d’avoir un penchant pour l’alcool.

Remarquez, il n’est pas le seul: à l’agence, la carafe de scotch semble être l’ancêtre de la machine à café. Selon Daniel Weinstock, Don Draper est un des personnages les plus complexes et les plus intéressants qu’on ait vus au petit écran depuis longtemps. «Il est en quelque sorte l’incarnation du rêve américain, mais il en est également, par son métier, le promoteur.» Dès le premier épisode, lorsqu’une cliente lui confie ne s’être jamais mariée parce qu’elle est encore à la recherche de l’amour, il lui répond avec l’humour cinglant qui carac térise les dialogues de la série: «Ce que vous appelez l’amour, ce sont des gars comme moi qui l’ont inventé pour vendre des bas de nylon.»

 Peu à peu, on découvre que la vie de ce donjuan est aussi factice qu’une pub. Pour lui, le bonheur n’est qu’un concept, dont il se sert pour vendre une quelconque marque de savon à lessive. Et pourtant, Don Draper court, lui aussi, après l’eldorado qu’il fait miroiter dans ses publicités. Selon Daniel Weinstock, la force de Mad Men repose sur ce paradoxe: «On nous indique quelles sont les limites du consumérisme, tout en nous faisant sentir de manière très palpable son attrait.» Aujourd’hui, la crise économique nous oblige à constater les revers de l’hyperconsommation. Le générique de Mad Men, dans lequel on voit un homme dégringoler le long de gratte-ciels, ne semble-t-il pas annoncer la chute imminente de l’empire américain?

 L’EFFET MIROIR
«Le milieu de la publicité fascine; il est perçu comme sexy, glamour, avant- gardiste; mais, en même temps, il dégoûte», confie la publicitaire Anne Darche, qui a été une mad woman dans les années 1980 puisqu’elle a travaillé sur Madison Avenue.

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Il est vrai que Matthew Weiner, le créateur de Mad Men,n’aurait pu trouver meilleur univers que celui de la pub – baromètre par excellence de l’air du temps pour mettre en scène l’époque charnière qui a précédé Woodstock et la révolution sexuelle. De plus, «le fait de situer l’intrigue dans une agence conservatrice, résistant aux changements, dit-elle, est un choix corrosif, permettant aux personnages de tenir des propos qui, à nos yeux, sont parfaitement politically incorrect.»En effet, si Mad Men évoque le glamour rétro d’une réclame vintage, son discours est loin d’être innocent. Comment ne pas être décontenancé par ces mad men qui passent leurs journées à fumer et à boire, à faire des remarques sexistes ou racistes, lorsqu’ils ne sont pas en train de harceler leur secrétaire? Comment ne pas frissonner à la vue d’une femme enceinte fumant comme une cheminée, d’un homme prenant le volant en état d’ébriété ou d’un enfant courant, un sac en plastique sur la tête, sans que ses parents interviennent? Le décalage entre ce qui nous paraît politically incorrect aujourd’hui et ce qui l’était jadis – par exemple, le divorce ou l’homosexualité – nous permet de mesurer tout le chemin que nous avons parcouru… ainsi que les excès de notre époque, où des lois anti-tabac sont votées et où la langue de bois a aseptisé les discussions. «C’est une série sur le passé qui, tel un miroir, nous renvoie aux travers de notre propre société», affirme Anne Darche.

D’ailleurs, qui ne serait pas tenté de croire que la vie était plus simple lorsque les rôles entre les hommes et les femmes étaient bien définis? «Les gens pensent que durant l’après-guerre et les sixties, la vie était moins compliquée que maintenant, et cette vision idéalisée se reflète dans de nombreuses fictions, comme The Wonder Years, qui suivent le quotidien de familles heureuses habitant la banlieue», explique David
Bushman, conservateur au Paley Center for Media, à New York.

Plutôt que de simplement jouer la carte de la nostalgie qu’éprouvent les baby-boomers pour le temps de leur jeunesse, Matthew Weiner, né en 1965, a fait le pari de montrer l’envers de la médaille. «C’était aussi le temps de la guerre froide, de la bombe atomique, et la Seconde Guerre mondiale hantait encore les esprits, rappelle David Bushman. Comme toute période de prospérité, elle était empreinte de conformisme, mais elle contenait des éléments subversifs prêts à exploser.»

LES FEMMES DE SERVICE
À l’époque de Mad Men, être de sexe masculin, de race blanche et de classe moyenne aisée était l’équivalent du jackpot, à la loterie de la vie. Mais, par malheur, être de sexe féminin, c’était rester cantonnée dans des rôles de mère, de fille ou de putain. Betty, Peggy et Joan sont le reflet de ces archétypes et elles tentent de les renverser.

 Betty Draper (January Jones)

betty-draper-smoking-petite.jpgÀ première vue, elle représente l’épouse idéale et la mère parfaite qui a tout pour être heureuse. Pourtant, lorsque son mari ne la fait pas parader dans des soirées mondaines, cette ex-mannequin s’ennuie ferme dans sa proprette maison de banlieue. «Pour Don, elle est une femme-trophée. Il la traite comme une enfant», fait remarquer Daniel Weinstock. Betty est habitée par la même mélancolie que Laura Brown, le personnage du roman The Hours que Julianne Moore interprète au grand écran. Ce «malaise qui n’a pas de nom», dont parlait la féministe américaine Betty Friedan, de nombreuses femmes l’ont ressenti à cette époque. Il s’agissait de filles de bonne famille qui, comme Betty, avaient fait des études et qui, une
fois mariées, s’étaient retrouvées seules avec elles-mêmes dans leur bungalow, confinées à un rôle de ménagère. C’est d’ailleurs leur révolte, considérée par les psychiatres comme de l’hystérie, qui a été le ferment du féminisme américain.

 

 

Peggy Olson (Elisabeth Moss)

peggy-office.jpgCe personnage s’apparente à la première génération de féministes qui ont renoncé à leur féminité pour réussir sur le marché du travail. «Peggy tente de faire carrière malgré les préjugés, affirme David Bushman. Et c’est parce qu’elle exige plus que ce qu’on lui offre que les choses commencent à changer pour elle.» Ainsi, après avoir convaincu ses patrons que, pour cibler les femmes, il faut cesser de s’adresser à leur mari, cette fille aux allures de première de classe se voit promue à un poste de rédactrice publicitaire. Toutefois, comme le constate Daniel Weins tock, «Peggy ne sait pas comment se comporter dans son nouveau rôle, puisqu’elle n’a pas de modèle.»

 

 

 

Joan Holloway (Christina Hendricks)

joan-holloway.jpg Enfin, la pulpeuse Joan use de séduction pour parvenir à avoir du pouvoir. Dans son royaume, elle est la reine qui gouverne toutes les autres femmes et qui, par ses charmes, excelle dans l’art d’obtenir des avantages de ses collègues masculins. Une image convenue, dites-vous? Oui… mais combien iconoclaste! «Quel personnage extraordinaire, cette Joan tout en courbes! s’exclame Anne Darche. En présentant une femme dont tous les hommes rêvent et dont les mensurations ne correspondent pas aux canons de beauté actuels, Mad Men bouscule les codes esthétiques de notre société.» Qu’est-ce qu’on disait, déjà? Une série axée sur le passé qui peut nous en apprendre beaucoup sur les travers du présent… Oui, ces mad men and women montrent que jadis le bonheur ne se cueillait pas au rayon des produits surgelés, pas plus qu’il ne s’achète aujourd’hui sur Internet ou dans des boutiques de vêtements griffés.

 

 

 À la mode Mad Men

 

 Calvein Klein

CalvinKlein.jpgComplet gris, lunettes en écaille, chapeau mou… la collection automne-hiver 2008 du designer américain Michael Kors semblait tout droit sortie d’un épisode de Mad Men. En août 2009, dans les pages du Elle américain, Donatella Versace confiait qu’elle était une vraie fan de cette série, et January Jones, alias Betty Draper, était photographiée dans des vêtements de la griffe italienne. Et c’est sans compter les couvertures du magazine Interview et de l’édition britannique de GQ, sur lesquelles la sublime actrice blonde apparaissait. Décidément, Mad Men est dans le vent.

 

 

 

 

 

 DKNY

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Notre rédacteur en chef mode, Denis Desro, confirme que l’influence des sixties s’est bel et bien étendue aux passerelles depuis quelques saisons. Pour suivre le mouvement, on choisit la jupe crayon assortie à une veste à manches trois quarts, le chemisier à nœud sous un cardigan ou le manteau en plaid. Quant à nos hommes, ils adoptent le look sexy à la Justin Timberlake, avec un complet gris de coupe ajustée.

 

 

 

 

 

 

 

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