Un samedi de juillet. Pas un nuage dans le ciel, il fait 28 degrés sans humidité. Ça sent le gazon frais coupé. Tout le monde est dehors à nettoyer sa voiture, à jouer au ballon dans la ruelle ou à lire au parc. Tous profitent de l’été comme ça leur chante, sauf moi: je suis derrière le comptoir d’une crèmerie, habillé tout en blanc et payé au salaire minimum. Je tente de mémoriser les commandes aussi particulières qu’improbables de toute une équipe de baseball, des enfants d’une douzaine d’années qui changent d’idée, courent partout et foutent le bordel dans le présentoir de friandises glacées. J’ai 16 ans et je veux mourir.

Le premier emploi d’été a ceci de terrible qu’il vous arrache irrémédiablement à l’enfance pour vous jeter dans le monde des adultes, un univers chargé de responsabilités démesurées. On vous met entre les mains des outils coûteux et dangereux, ou encore une caisse remplie d’argent, lorsque ce n’est pas carrément la vie de jeunes baigneurs qu’il faut surveiller depuis une chaise surélevée.

Ma tâche est plus modeste: je suis chargé, entre autres, de remplir le présentoir de popsicles faits maison en les classant par saveur. Ai-je mentionné que ce monde des adultes nous afflige d’humiliations constantes? Mon daltonisme me faisant confondre «orange fluo» et «lime fluo», j’entasse les deux saveurs pêle-mêle dans le présentoir. Et mon patron ignore ce que «daltonien » signifie. Leçon de vie numéro un: dans le doute, votre patron vous prend pour un crétin.

 De toute façon, son employé préféré, c’est la grande blonde. Notre travail ne consiste qu’à empiler 56 saveurs de crème glacée dans des cornets, mais mademoiselle est une autorité en la matière. Elle a déjà travaillé au Stade olympique, excusez pardon! Tout le monde l’aime, surtout lorsqu’elle offre aux clients libidineux une vue de son décolleté en se penchant vers le congélateur de crème glacée dure. «Vous désirez une ou deux boules?» Leçon de vie numéro deux: les grandes blondes vous feront toujours de l’ombre.

Leçon de vie numéro trois? Le client a toujours raison. Même si ses exigences défient les lois de la physique. Une crème glacée molle grand format, une fois roulée dans les arachides, est si lourde qu’on ne peut pas la tremper dans le chocolat sans qu’elle tombe du cornet. Ne me dites pas que la grande blonde y arriverait, ça me ferait pleurer.

J’imagine qu’il n’y a pas pire emploi d’été que de servir des crèmes glacées. Mais je me trompe. Les années suivantes, je travaillerai dans un lave-auto chaud et humide, dans un sinistre entrepôt de meubles et dans d’autres petits enfers. Je me souviendrai alors avec nostalgie de ces jours à la crèmerie où, pendant les moments moins occupés, je me bourrais de sundaes gigantesques avec le consentement du patron, les yeux rivés sur le décolleté de la grande blonde.

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