Nous sommes une race à part!» lance en riant Valérie Hains, 31 ans, mère de quatre enfants et présidente du site de réseautage mamentrepreneures.com. Elle ne pourrait mieux dire: croisement entre «mamans à la maison» et «entrepreneures pures et dures», les mamanpreneures sont effectivement des femmes d’affaires très spéciales.

«Nous voulons réussir professionnellement, oui, mais pas au détriment de notre famille», explique avec aplomb cette enseignante de formation de Lévis. Son entreprise à elle, son «cinquième bébé», c’est mamentrepreneures.com. Le site au logo en forme d’escarpin rose est né en 2009.

«Avec quatre enfants, j’étais condamnée à faire de la suppléance en attendant un poste permanent, raconte-t- elle. C’était ingérable. Je suis donc allée suivre un cours en démarrage d’entreprise dans le but d’ouvrir une petite maison d’édition. Sauf que rien n’était prévu pour aider des mères comme moi à s’organiser! En surfant sur le Net, j’ai découvert qu’il existait des groupes de mères entrepreneures un peu partout dans le monde. J’ai mis mes projets d’édition en veilleuse et j’ai conçu le premier réseau québécois du genre.» Sur ce site, les mamans échangent des trucs ingénieux pour jongler avec la famille et le boulot, s’informent, s’entraident. Ou bien se donnent rendez-vous aux très courus MAMcafés mensuels, de même qu’au colloque annuel MAM in the City.

 

Combiner biberons et plan d’affaires

Des mères entreprenantes, il y en a depuis toujours. Au siècle dernier, la Beauceronne Rose-Anna Vachon élevait ses 11 enfants tout en cuisinant ses «p’tits gâteaux Vachon», qu’elle vendait à la ronde! Le néologisme américain mompreneur est venu décrire cette réalité: il est apparu pour la première fois en 1996 sous la plume de Patricia Cobe et d’Ellen H. Parlapiano, auteures de Mompreneurs®: A Mother’s Practical Step-by-Step Guide to Work-at-Home Success, et créatrices du site mompreneursonline.com.

Mompreneur (aux États-Unis et au Canada anglais), mampreneur (en France et en Suisse), mamentrepreneure (au Québec) et mamanpreneure (autre réseau québécois fondé en Estrie) sont des termes qui traduisent une réalité planétaire: celle de jeunes mères résolues à combiner biberons, poussette et plan d’affaires! Au risque de partir trop vite du logis et d’atterrir chez le client avec le sac à couches du petit dernier, en lieu et place du porte-document (une histoire vécue). Mais à la guerre comme à la guerre!

Le mouvement regroupe des millions de femmes. Au Canada, on compte actuellement un million de mamanpreneures, et ce chiffre grimpe de 7 % par année, selon le site themompreneur.com. Mais ici comme ailleurs, les contours de la nébuleuse restent encore flous, et pour une bonne raison: les femmes n’acceptent pas toutes cette étiquette. «Quand j’ai créé MOMpreneur Magazine en 2006, j’ai fait face à deux réactions», se rappelle au bout du fil Kathryn Bechthold, une maman de deux enfants vivant à Calgary. «La moitié des lectrices adoraient le mot mompreneur, l’autre moitié le détestaient! Elles le jugeaient désuet et réducteur: le préfixe mom affaiblissait à leur avis le côté « entrepreneur ».»

Qu’importe. Les sites pullulent, les ouvrages abondent, les médias s’emparent du phénomène: la galaxie mamanpreneuriale est indéniablement en pleine expansion. Le répertoire des quelque 150 membres actifs (environ 400 femmes sont inscrites sur le site) de mamentrepreneu res.com est bien garni en entreprises, pour la majorité liées à la maternité et à la petite enfance: repas préparés pour parents surchargés, chouettes layettes, produits de soins écologiques pour marmots…

Vous cherchez plutôt une avocate, une chiropraticienne, une planificatrice financière? Vous êtes aussi au bon endroit. En effet, plusieurs diplômées patentées offrent leur expertise, professionnelle ou non: ainsi, une ingénieure est devenue PDG de toimoietbebe.com (une boutique en ligne qui vend des jouets, des poussettes, etc.)!

Les mères entrepreneures ne sont pas celles que vous croyez… «Non seulement elles sont nombreuses à être diplômées, mais plusieurs occupaient des emplois à haute responsabilité et étaient très bien rémunérées avant de devenir mamans», rapporte Valérie Hains.

De plus, comme ces professionnelles ont des enfants plus tard que leurs mères, elles ont souvent eu le temps d’acquérir des compétences et de l’expérience sur le marché du travail. Ne pas retourner travailler dans une entreprise, soit. Mais devoir se limiter à faire le lavage et l’épicerie, pas question. Elles ont besoin de plus.

«Le congé de maternité est un déclencheur, indique la présidente de mamentrepreneures.com. Donner la vie semble faire naître chez plusieurs une énergie créatrice nouvelle!»

Le mouvement mamanpreneurial est aussi porté par une lame de fond: la montée impressionnante de l’entrepreneuriat féminin durant les 20 dernières années. En 2007 déjà, «les femmes étaient propriétaires ou copropriétaires de plus de 47% des PME au Canada», indique Statistique Canada. Une immense majorité de femmes étant mères, l’équation est simple.

La force du réseautage

Autre formidable accélérateur du mouvement: Internet. Sans lui, le mompower n’existerait pas. C’est indéniable, affirme Kathryn Bechthold, créatrice du MOMpreneur Magazine. La croissance exponentielle du mamanpreneuriat au cours des dernières années doit tout au Web et au développement du commerce électronique. «Les mères peuvent travailler de chez elles, effectuer des transactions en ligne, être en affaires sans effectuer une mise de fonds importante.» Mais surtout, elles peuvent être en contact constant les unes avec les autres.

«Notre réseau est le seul où on peut causer à la fois d’entreprise et d’allaitement», dit Mme Hains. De fait, ce n’est pas le cas au sein du Réseau des femmes d’affaires du Québec (RFAQ), établi depuis plus de 25 ans. «Nous abordons à l’occasion la conciliation famille-travail, mais le RFAQ est essentiellement centré sur les affaires», confirme Ruth Vachon, la présidente du réseau. Celle-ci verrait d’un bon oeil la création d’une cellule «mamanpreneures» au sein de son regroupement. «Du coup, ces mamans profiteraient du savoir-faire de femmes d’affaires aguerries. Elles progresseraient encore plus vite.»

Le réseau existe aussi pour les temps durs. Être en affaires comporte des hauts et des bas. «Même avec toute leur bonne volonté, ni notre chum ni notre mère ne peuvent saisir ce que nous ressentons dans les moments difficiles; une autre mère en affaires, oui», déclare Valérie Hains.

Vrai qu’au-delà des différences – plusieurs travaillent de chez elles, quelques-unes ont pignon sur rue, certaines ont inscrit leurs enfants à la garderie, d’autres embauchent une aide à la maison, l’entreprise de l’une vaut quelques milliers de dollars, le chiffre d’affaires de l’autre dépasse les six chiffres -, toutes les mamanpreneures parlent le même langage. «Comment dire? Parce que nous sommes mères, nous connectons sur le plan des émotions», estime Kathryn Bechthold.

Le mamanpreneuriat n’aurait-il que des avantages? Pas nécessairement… «Attention! La voie entrepreneuriale n’est pas pour tout le monde», prévient Valérie Hains.

D’abord, comme dans toute jeune entreprise, les profits mettent du temps à arriver. C’est particulièrement difficile pour les mères célibataires, qui ne peuvent compter que sur elles-mêmes. Quant aux autres mères, elles doivent souvent accepter pour un temps de dépendre financièrement de leur conjoint. Une situation qui peut parfois engendrer des frictions.

De plus, «une entreprise a ses exigences, il faut suivre le tempo. Résultat: on manque de temps pour la famille. Exactement le contraire de ce qu’on désirait au départ!» souligne Mme Hains.

Autre écueil à éviter: perdre de vue son couple. «Les entrepreneures commettent souvent l’erreur de placer leur conjoint au bas de la liste de leurs priorités, fait observer Kathryn Bechthold. Elles le tiennent pour acquis. Erreur: j’ai connu beaucoup de mompreneurs dont le mariage a éclaté. Au départ, il faut rédiger non seulement un plan d’affaires, mais aussi un plan de gestion du mariage. Et je suis sérieuse!» C’est un des conseils qu’elle prodigue dans son récent ouvrage, The Entrepreneurial Mom’s Guide to Running Your Own Business. «J’ai écrit ce livre parce que j’étais frustrée d’entendre toujours parler du mamanpreneuriat comme d’une expérience idyllique. C’est loin d’être toujours le cas.»

Malgré les difficultés, le mamanpreneuriat a de l’avenir, comme en témoigne le bouillonnement autour du phénomène. Interrogée dans Le guide des mompreneurs, Frédérique Clavel, présidente de l’incubateur pour créatrices d’entreprises Paris Pionnières, pronostique: «Tant que les entreprises n’adopteront pas de mesures pour favoriser le travail des femmes après leur retour de congé de maternité, ce mouvement prendra de l’ampleur. » Certains s’en inquiètent.

Un piège pour la carrière?

«Choisir cette solution comme réponse à la conciliation famille-travail me semble trop radical», estime Diane-Gabrielle Tremblay, professeure en économie et gestion à Téluq-UQAM et spécialiste de la question. «La trentaine est une période-clé dans un cheminement de carrière. Escompter rester cinq ou six ans chez soi pour revenir ensuite sur le marché du travail est un pari périlleux; on risque de manquer le bateau. Pour être plus flexible quelques années, on sacrifie peut-être son avenir.» Elle trouve dommage que les femmes doivent porter le poids de la conciliation sur leurs épaules parce que les organisations et la société tardent à s’ajuster.

Et si on envisageait plutôt le mamanpreneuriat comme une des nouvelles options qui s’offrent aux femmes dans la foulée du féminisme? C’est ce que fait valoir Marie-Hélène Bédard, directrice générale du réseau FEMMESSOR. «Certaines femmes préféreront toujours faire carrière dans une entreprise, et c’est parfait ainsi. Mais je rencontre beaucoup de mères qui trouvent dans le mamanpreneuriat l’équilibre physique et mental qui leur convient. Et cette formule leur donne la chance de rester extrêmement dynamiques.»

Seul le temps permettra de dresser le bilan réel du mamanpreneuriat. Mais, pour Valérie Hains, une chose est certaine: une mamanpreneure, c’est tout sauf une mère au foyer nouveau modèle! «Si tel était le cas, pourquoi nous casserions-nous la tête avec nos entreprises? J’ai besoin de défis. Mère au foyer? Je m’ennuierais à mourir!»

 

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