Sophie-Anne le reconnaît d’emblée: elle est la cigale de son couple. Lorsqu’elle était étudiante, elle a même dû quelques fois emprunter des sous à son amoureux, histoire de boucler ses fins de mois. «J’avais beaucoup de difficulté à respecter mon budget. Mon copain a accepté de m’aider, mais il n’appréciait pas que je dépende de lui. Il a d’ailleurs été très clair: son soutien était temporaire», raconte cette conseillère en communication.

Trois ans plus tard, la situation financière de Sophie-Anne s’est nettement améliorée. Pourtant, la jolie brune de 25 ans craque toujours autant pour les sacs à main et les escarpins. La différence, c’est qu’elle a aujourd’hui les moyens de ses envies. En fait, elle gagne maintenant plus que son conjoint! «C’est assez récent. Pour l’instant, mon chum et moi, on continue de payer les dépenses en parts égales. Par contre, je contribue davantage à la somme qu’on met de côté pour un jour acheter une maison.»

Comme Sophie-Anne, un nombre croissant de femmes obtiennent un meilleur salaire que leur homme. Au Canada, on estime que dans près du tiers des ménages, c’est madame qui est devenue le principal soutien financier. C’est pratiquement trois fois plus qu’il y a 35 ans. Et la tendance, observable partout en Occident, prend de l’ampleur. À un point tel que les femmes pourvoyeuses, autrefois l’exception, pourraient devenir la règle. C’est ce que Liza Mundy, journaliste du Washington Post, appelle «The Big Flip» – littéralement «Le grand renversement» – dans son essai The Richer Sex, qui analyse cette révolution historique.

«On est passé d’une économie axée sur les secteurs manufacturiers à une économie basée sur le savoir. À l’époque où les "jobs de bras" étaient majoritaires, les hommes avaient l’avantage. Mais aujourd’hui, comme les filles sont plus nombreuses à aller à l’université, elles se sont taillé une place de choix sur le marché du travail», explique Hélène Belleau, sociologue, professeure et chercheure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS).

 

L’écart professionnel qui se creuse entre les hommes et les femmes a évidemment des répercussions bénéfiques sur les relations interpersonnelles de ces dernières. «Pour les femmes, c’est une excellente nouvelle, puisque leur indépendance financière les rend moins vulnérables à d’éventuels abus de la part de leur conjoint.

Elles ont aussi davantage leur mot à dire sur les décisions de couple», se réjouit l’historienne Elizabeth Abbott, qui a rédigé une trilogie sur les rapports entre les hommes et les femmes au cours des siècles. Sophie-Anne confirme d’ailleurs qu’elle dispose aujourd’hui d’un plus grand pouvoir de négociation dans son couple lorsque vient le temps de faire une dépense commune. «Et, quand j’ai vraiment envie de quelque chose, mais que mon chum me dit que ça ne cadre pas avec son budget, je peux décider de faire l’achat toute seule ou encore d’en payer une plus grosse partie que lui.»

 

 


Heureuses en affaires, malheureuses en amour?

Malgré ses bons côtés, l’accroissement de l’autonomie financière a aussi des effets pervers. Elizabeth Abbott remarque par exemple que de plus en plus de femmes – surtout celles qui détiennent un diplôme d’études supérieures – peinent à trouver un partenaire de vie. Ainsi, de 1981 à 2006, la proportion de Québécoises habitant seules est passée de 10 % à 17 %. «Historiquement, les femmes ont toujours cherché à être en couple avec un homme qui possédait un statut social égal ou supérieur au leur. Maintenant qu’elles sont plus scolarisées que les gars, leur choix est plus restreint. Elles se retrouvent donc devant un dilemme: soit elles restent célibataires, soit elles acceptent de partager leur vie avec quelqu’un de moins instruit ou qui gagne un moins bon salaire», fait observer l’historienne, qui a elle-même déjà vécu avec un homme au portefeuille moins bien garni que le sien.

Marie-Ève fait partie des femmes qui ont une carrière florissante: elle coordonne le transport d’énormes cargos et passe ses journées à négocier avec des sous-traitants et des manufacturiers internationaux. Toutefois, elle a moins de succès dans sa vie sentimentale: célibataire depuis six ans, elle voudrait bien trouver un homme qui ait un revenu égal au sien. Ou une coche audessus. «Mon dernier chum sérieux faisait moins de sous que moi et il claquait ses payes sur des choses, à mon avis, futiles. Ça m’énervait!» confie la jeune femme de 33 ans, un éclat de rire dans la voix. Cette passionnée d’immobilier – en 10 ans, elle a acheté, retapé et revendu trois propriétés – n’a pas peur de dire qu’elle aime l’argent. «En fait, j’aime surtout voyager et profiter de la vie. Sauf que, pour ça, il en faut, des sous.»

Selon Elizabeth Abbott, l’attitude de Marie-Ève n’a rien de snob ni de superficiel: «C’est une question d’intérêts. Pour bien des gens, le salaire d’une personne est le reflet de son éducation et de son statut social. Or, les individus qui ont le même niveau de scolarité et qui viennent de la même classe sociale ont plus de chance de partager des goûts et des valeurs similaires.» Et comme le veut le dicton, «qui se ressemble s’assemble.» Marie-

Ève assure cependant que son critère numéro un n’est pas le salaire. Ce qu’elle veut, d’abord et avant tout, c’est un homme qui a de l’ambition et le sens des responsabilités… et qui soit suffisamment mature et confiant pour accepter son statut de femme de carrière sans faire d’histoires. «L’hiver dernier, j’ai rencontré un gars avec qui ça semblait vouloir fonctionner. Malheureusement, quand je lui ai fait part de mon revenu, il a complètement paniqué. Du coup, je n’ai plus vraiment entendu parler de lui», rapporte l’énergique jeune femme, qui n’en revient toujours pas.

 

 

Les temps changent…

La réaction de l’ancien prospect de Marie-Ève n’étonne pas la présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, Rose- Marie Charest. «Le phénomène des femmes pourvoyeuses est relativement nouveau. Nous sommes donc dans une phase d’adaptation, un peu comme quand les femmes sont entrées sur le marché du travail», indique-t-elle. D’après elle, de même que les hommes d’aujourd’hui ne remettent plus en cause la participation des filles à la vie active, ils ne feront plus de cas des inégalités de revenus en faveur de madame d’ici une ou deux générations.

Dans La dynamique amoureuse – entre désirs et peurs, la psychologue note que, déjà, les jeunes couples se partagent le pouvoir économique plus facilement que leurs aînés et se répartissent les tâches ménagères plus équitablement. «Ce qui exaspère bien des professionnelles de plus de 40 ans, c’est qu’en plus d’assumer le rôle de pourvoyeuse elles doivent continuer à assumer celui de ménagère. Les X et les Y connaissent moins ce problème, puisque ces deux générations ont connu des modèles familiaux plus diversifiés que leurs parents», précise-t-elle.

Julie, une enseignante de 33 ans mariée et maman d’un bambin de quatre ans, appartient à cette seconde catégorie. «Je m’étais toujours dit que, contrairement à ma mère, j’aurais une relation équitable avec mon conjoint. Mais la vie nous réserve parfois des surprises!» dit-elle en rigolant. Il faut dire qu’elle subvient aux besoins de sa famille depuis de nombreuses années, tandis que son homme, lui, est encore sur les bancs de l’école. «C’est sûr que je trouve ça lourd, parfois. Mais c’est un sacrifice qui en vaut la peine, puisqu’une fois son diplôme en poche mon mari n’aura pas de mal à décrocher un emploi. Il pourra alors contribuer davantage.»

D’ailleurs, son conjoint et elle sont parfaitement à l’aise qu’elle gagne plus que lui, parce qu’ils ont d’autres sources de valorisation que l’argent. «Dans notre société de consommation, les gens se définissent beaucoup en fonction de leur revenu, dit Julie. Pour ma part, j’admire mon mari parce qu’il est intelligent et travaillant, et parce que c’est un bon père de famille. Je préfère avoir un homme qui passe beaucoup de temps avec son fils qu’un homme qui rapporte un gros salaire, mais qui n’est jamais à la maison.»

Les femmes, pas toutes fortunées

Ce n’est pas parce qu’un nombre grandissant de femmes gagnent plus que leur conjoint que les Québécoises sont toutes riches… En 2008, 45 % des ménages au sein desquels la femme était le principal soutien économique déclaraient un revenu annuel de moins de 20 000 $, selon Statistique Canada. Même pour un couple sans enfant, c’est 2000 $ sous le seuil de pauvreté. Pour la sociologue Hélène Belleau, ça prouve qu’il reste encore beaucoup de travail à faire pour combler l’écart salarial entre les hommes et les femmes. En effet, bien qu’elles soient plus scolarisées, ces dernières demeurent surreprésentées dans les secteurs les moins bien rémunérés, comme celui de l’industrie du textile ou celui de la vente de biens ou de services. Mais, surtout, elles peinent encore à accéder à des postes de gestion et encore davantage à des postes de direction. Sans compter que, aujourd’hui comme hier, ce sont les mères qui sacrifient le plus souvent leur carrière au profit de leur famille.

 

 

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