J’ai passé l’été dernier à Rome, en Italie. J’avais en tête la dolce vita postpandémique: les promenades parmi les monuments, les spritz en terrasse, les après-midi au soleil dans les grands parcs entre amis. Mais la réalité a été tout autre. Parce qu’il faisait chaud. Très chaud. Trop chaud. En 2022, près de 15 000 personnes seraient décédées à cause du mercure à la hausse en Europe. (Le problème n’épargne pas l’Amérique du Nord; on n’a qu’à penser aux 526 morts en Colombie-Britannique à l’été 2021.) J’ai donc vécu la «belle saison» en vampire, les volets fermés, le ronronnement coupable du climatiseur en trame de fond. Je ne sortais qu’avant l’aube et à la brunante, la chaleur dégoûtant de mon front, même sans les rayons crus du soleil. Mon moral en a pris un coup, mon écoanxiété a atteint des sommets. Je me suis sentie dégringoler dans le désespoir. C’est trop tard. C’est fini.

«À quoi bon?», me répétais-je en boucle. Si mes étés devaient ressembler à ça — ou à pire! —, pourquoi continuerais-je de me débattre, de lutter? Mon végétarisme, mon recyclage, mes vêtements de seconde main n’étaient que d’infimes gouttes d’eau dans l’océan de décisions catastrophiques de nos dirigeants au service du profit, de pollution sans vergogne des grandes multinationales, de violences injustifiées des industries fossiles qui regardent le monde brûler en riant machiavéliquement de la misère des pauvres gens. Je l’avoue, j’ai baissé les bras.

«Ça ne change rien, de toute façon», me disais-je en achetant un billet d’avion au lieu d’un ticket de train. «Il n’existe pas de consommation éthique dans une société capitaliste, anyway», me répétais-je en commandant un énième ventilateur sur Amazon. «Ce sont les ultrariches, le problème, pas les gens ordinaires», déclarais-je avec ferveur à qui voulait l’entendre, autour d’un plat de viande. J’ai commencé à partager des nouvelles et des montages infographiques alarmants et pessimistes sur mes médias sociaux. Mon algorithme a vite compris son rôle, et m’en a mis plein la gueule. Puis, deux choses sont arrivées.

Je suis d’abord tombée sur une publication de l’organisme Population Matters, qui expliquait que les fameux «riches», ceux qui étaient responsables du plus gros de la destruction de la planète, ce honteux 10 %, c’était… tous ceux qui gagnaient plus de 38 000 $ US par année. [NDLR: le sujet est complexe, beaucoup de chiffres contradictoires existent, mais l’important est de comprendre qu’il en faut moins qu’on le pense pour être considéré comme riche à l’échelle planétaire.] C’était Beyoncé, Bill Gates, Elon Musk et les milliardaires, de façon disproportionnée, dans le top 1 %, certes, mais c’était aussi… moi. Faisais-je donc partie des vilains? Impossible! Je me suis tournée vers Google et j’ai trouvé des mots à mettre sur mon mal: le climate doomism — ou le désespoir climatique. D’une part, il s’agit d’un sentiment légitime d’extrême écoanxiété, de panique, de peur et d’impuissance devant la foison de mauvaises nouvelles et de faits scientifiques affolants à propos de l’avenir de l’humanité. D’autre part, c’est une façon bien pratique pour ceux qui, comme moi à ce moment-là, participent activement à la destruction de la planète de s’en laver les mains sans trop de culpabilité. Facile de ne rien changer, de ne pas s’indigner, d’être confortable dans le statu quo quand on croit que tout est perdu, de toute manière. J’ai lu qu’être un climate doomer serait aussi dommageable pour l’avenir collectif qu’être climatosceptique. Pourquoi? Parce que les deux philosophies mènent à l’inaction. Ça m’a ébranlée. Être déprimée, m’enliser dans ma propre anxiété, ça allait encore. Mais de me ranger du côté des gens passifs, de ceux qui usent des ressources comme si l’avenir leur appartenait, sans empathie pour les générations à venir? Du côté des «pas fins»? Oh que non! Pas question. Je devais retrouver ma flamme, sortir de ma torpeur.

C’est à ce moment qu’une amie bienveillante — alertée, j’imagine, par toutes les mauvaises nouvelles climatiques que je partageais et qu’elle voyait passer sur son fil d’actualité estival — m’a conseillé de lire le livre Lettre à un.e jeune écologiste, de Karel Mayrand, auteur, écologiste et militant de longue date (notamment au sein de la Fondation David Suzuki), maintenant président-directeur général de la Fondation du Grand Montréal. «J’ai pleuré, m’a-t-elle dit. Ça m’a fait du bien, ça m’a redonné du jus. Pour moi, pour mes enfants.» Dans la pénombre de mon appartement italien, j’ai tout de suite entamé ma lecture. Effectivement, ça a mis un baume sur mon anéantissement. Même si n’étant pas si jeune que ça, je me suis sentie validée dans ma frousse, mais secouée aussi. De la bonne façon. Avec intelligence, sans complaisance. Le message est clair: ce n’est pas le temps d’abandonner. Surtout — surtout! — si on a les moyens et les privilèges nous permettant de faire des choix plus éclairés, de faire entendre notre voix. Si on a pu profiter d’une planète relativement en santé la majeure partie de notre vie. Laisser tomber maintenant équivaudrait à fuir notre maison en flammes, alors qu’elle a été embrasée par l’une de nos cigarettes, et sacrer notre camp au chalet en laissant nos enfants et les petits voisins se débrouiller pour éteindre l’incendie avec un tuyau de jardin, quelques seaux d’eau et beaucoup de bonne volonté.

Je me suis remise d’aplomb, un peu. Et j’ai téléphoné à Karel Mayrand. «Je ne pensais pas avoir écrit un livre qui transmettrait autant d’espoir, mais c’est ce que je voulais. C’était mon intention», m’avoue-t-il d’emblée. J’avais envie qu’il me rassure, qu’il me donne une solution magique qui, après ma lecture, m’aiderait à remonter la pente. Il comprend, je pense, mon envie de me faire réconforter. «Je ne vais pas te mentir, me dit-il, on a traversé plusieurs points de non-retour, plusieurs lignes rouges. Je me sens devenir… triste. C’est peut-être parce que je vieillis, mais des endroits que j’aimais n’existent plus, des expériences qui m’ont donné beaucoup de joie ne pourront pas être vécues par mes enfants. Je suis dans une posture, maintenant, où je dois me protéger, même si je continue d’être engagé.» A-t-il baissé les bras, comme moi? Je m’inquiète. «À mon avis, ce n’est pas une question d’avoir de l’espoir ou de le perdre. Dans tous les secteurs de ma vie, je refuse d’être une personne passive, un spectateur. Ma réalité, mon avenir, je veux les créer. Abdiquer n’est pas une option. Tu sais, on n’est pas seulement en train de sauver les meubles d’une maison en feu. On est aussi en train de se construire une belle demeure.» 

Landon Parenteau / UNSPLASH

Au pluriel

C’est ce que j’aime de la philosophie de cet écologiste. Il est réaliste, il partage les mêmes doutes et les mêmes peurs que ses lecteurs, mais il refuse la fatalité. «Pendant longtemps, ç’a été tabou de parler de découragement dans le cercle militant. Pourtant, j’ai l’impression que ça fait du bien d’être franc, transparent, vulnérable. Quand on sent qu’on n’est pas seul, on peut se créer une communauté et se soutenir.» Inês Lopes, Ph. D., psychologue et pédagogue sur les enjeux environnementaux et sociaux, acquiesce. «Notre désespoir est valide. Le découragement, la tristesse, l’impuissance, l’anxiété, la perte de confiance en l’avenir, ce sont des réactions normales au flot de mauvaises nouvelles qu’on voit défiler sous nos yeux. Ce sont des sentiments légitimes, et c’est important que les gens se sentent compris dans leur mal-être, d’abord et avant tout, avant d’entamer une conversation sur les solutions. Ces émotions peuvent être très porteuses et positives, et déclencher des changements: des actions individuelles, des actions collectives ou qui changent les systèmes à la base de plusieurs des problèmes écosociaux actuels. La résignation, c’est un abandon hâtif, parce qu’on a encore un certain contrôle. Je le dis en tant qu’environnementaliste engagée: ce n’est pas vrai qu’il n’y a plus rien à faire. On peut aller de l’avant et être, ainsi, en harmonie avec nos valeurs.» D’où l’importance d’accepter nos écoanxiétés, donc — et au pluriel! «Je trouve ça important d’en parler de façon multiple et intersectionnelle, parce que les écoanxiétés des uns ne sont pas les écoanxiétés des autres. Une famille d’agriculteurs qui arrive du sud et dont les membres sont devenus des réfugiés climatiques, une Inuite qui voit ses paysages et ses traditions disparaître, ou un adolescent nord-américain qui se pose des questions sur son avenir peuvent vivre des réalités dont l’impact et le degré d’urgence sont très différents, tout en ayant des capacités et des possibilités de s’adapter très différentes aussi», dit-elle.

«La résignation, c’est un abandon hâtif, parce qu’on a encore un certain contrôle.»

Plus doux

Karel Mayrand m’explique que le changement de ton relatif à la crise climatique est nécessaire, même s’il s’agit d’un exercice assez complexe. Le noir ou blanc, le maintenant ou jamais, ça terrifie et ça ne fonctionne plus. «Il faut trouver un équilibre entre continuer de sonner l’alarme et ne pas décourager complètement les gens. La plus grande difficulté en ce moment, c’est d’arriver à un discours qui ne les démobilise pas, mais qui, au contraire, les rassemble, leur donne envie de lutter.» 

Même son de cloche du côté d’Inês Lopes. «Le stress, la peur, ça motive les humains… jusqu’à un certain point. Puis, ça devient contreproductif, ça nous paralyse. Ça nous prend des nuances de gris, et si on ne peut pas arrêter complètement les effets du réchauffement climatique, on peut pousser pour des mesures d’atténuation des impacts. Ça, on a encore du contrôle là-dessus!»

Le sujet est on ne peut plus corsé et épineux, et elle me parle du concept de messy hope, ou «espoir compliqué», qu’on aborde dans le guide Climate Doom to Messy Hope: Climate Healing and Resilience, de Meghan Wise, coordonnatrice de l’initiative UBC Climate Hub et experte en changement climatique, santé mentale et résilience des communautés. Je me sens comprise. «On peut être en colère et indigné, et rempli d’espoir. On peut être découragé, mais motivé. On peut avoir peur pour nos enfants, et se battre avec amour. On peut être anxieux et triste, et mettre en branle des projets collectifs. Ce sont des émotions qui n’ont pas l’air d’aller dans la même direction, mais qui souvent cohabitent. C’est compliqué, c’est messy, mais c’est normal et… important.»

Vision d’avenir

Karel Mayrand décrie nos leaders politiques qui ont échoué à nous présenter une vision verte de l’avenir, une destination où on aurait envie d’aller, ensemble. Il donne l’exemple de ce qu’il appelle «la plage». «Si on demandait aux gens d’économiser chaque semaine pour se payer un voyage sous les tropiques, on leur montrerait, pour les motiver, des photos de plage, de mer turquoise, de margaritas. Présentement, pour les animer, on leur montre des photos… de la file d’attente à l’aéroport, des toilettes de l’avion, du panneau d’électricité de leur hôtel. On demande aux citoyens de faire des sacrifices pour l’environnement, pour éviter une catastrophe, mais ce qu’on leur donne comme motivation, ce sont des éoliennes et des batteries de voitures électriques.» Il milite pour un projet de société clair, plus articulé, pour qu’on mette de l’avant tout ce qu’on gagne collectivement à créer des villes plus vertes, une planète plus en santé. «Il faut être capable de démontrer à quoi ça ressemble, un milieu de vie vert, une transition environnementale. C’est un quartier écologique, où chacun peut se promener à pied pour faire ses courses, où on a mutualisé des espaces communs, où vivre est abordable, où la communauté est tissée serré et vibrante. Où les gens vivent bien, mangent bien, ont du plaisir, contribuent au bien-être collectif et où, en fin de compte, ça leur coûte moins cher», explique-t-il, en refusant l’idée qu’une transition environnementale serait trop coûteuse: «Le prix de l’inaction sera beaucoup plus grand!»

Vers l’avant

Il parle avec verve et passion, et me donne en exemple… l’électricité! «Quand on a décidé de nationaliser l’électricité pour développer le Québec, on n’a pas attendu que tout le monde soit d’accord. On l’a fait, on a foncé dans le progrès, dans la modernité, grâce à des visionnaires et… je vois très peu de gens se plaindre de ne plus devoir s’éclairer à la chandelle, maintenant.» Avis à ceux, donc, qui s’accrochent à leurs métaphoriques lampes à l’huile. Karel Mayrand est catégorique: «Observez votre vie. Si, dans vos décisions en matière de politique ou de consommation, vous êtes un obstacle au changement, assurez-vous de vous enlever du chemin, parce que vous ralentissez l’action. Vous êtes en train de nuire à vos enfants.»

Pas de solution magique, alors, mais une conversation qui fait tout de même du bien, qui me redonne envie de relever mes manches, de m’exprimer haut et fort, de me sortir de mon marasme une fois pour toutes — ou, du moins, d’accepter mes montagnes russes, mon messy hope, sans défaitisme. «On est devant l’incertitude; alors, on doit agir sur ce qu’on est capable de contrôler, dit Karel Mayrand. Je ne vais certainement pas m’asseoir sur mes deux mains, ne plus me soucier de l’avenir. Aux dernières élections, j’ai offert mon vote à mes enfants. Espoir ou pas, pessimisme ou optimisme, je suis à leur service. L’avenir des gens qu’on aime et qui sont plus jeunes que nous devrait tous nous motiver. Je sais que je suis du bon côté, et ça me suffit. Ça doit me suffire.»

Je raccroche et je sors mon bac à compost des boules à mites. À moi de jouer. 

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