En file indienne, les soldats canadiens attendent que l’arrière de l’énorme avion de transport C-17 finisse de s’ouvrir, puis quand l’ordre est donné et que l’air glacial s’infiltre dans l’appareil, ils s’élancent vers le tarmac, le pas décidé. Sac kaki surchargé sur le dos, visage protégé par une cagoule et d’épaisses lunettes de ski, les militaires filent vers l’immense hangar à avions datant de la guerre froide: c’est ici, dans ce vaste entrepôt où des génératrices permettent de maintenir le mercure autour de zéro degré Celsius, que le 12e Régiment blindé du Canada va s’entraîner à opérer dans l’environnement le plus hostile de la planète. Et parmi ces 200 soldats, 8 femmes.

Une fois leur barda déposé sur les lits de camp verts, les militaires partent explorer cette base improvisée à même l’aéroport de Hall Beach, petit village inuit du Nunavut. Les gouvernements canadien et américain y disposent d’une station radar depuis les années 1950, afin de surveiller le Grand Nord et la Russie, de l’autre côté de l’océan Arctique.

Tandis que les nouveaux venus se dispersent dans les tentes militaires faisant office de poste de commandement, de toilettes sèches ou de cuisines, un groupe dépareillé grille des cigarettes à l’écart, visage découvert et mains nues. Au centre, emmitouflée dans un épais manteau en peau de caribou qui lui tombe jusqu’aux genoux, une femme rit aux éclats: «Bienvenue à Hall Beach!» lance Naomi Allianaq, 48 ans. «Je suis la sergente des Rangers du village.» Face aux mines intriguées, elle précise: «Nous sommes une vingtaine, dont une moitié de femmes.»

Le ton est donné: ici, au-delà du cercle polaire, l’égalité des sexes est plus qu’un principe, c’est une réalité bien ancrée. «Les Rangers sont les yeux et les oreilles de nos communautés», résume Naomi. Si un chasseur ne revient pas au village, qu’un appel de détresse est lancé ou qu’il faut mener une patrouille pour vérifier une situation suspecte, c’est la sergente qui dirige les opérations.

Les Rangers, ces réservistes inuits, assurent la surveillance de l’Arctique canadien pour le ministère de la Défense depuis les quelque 200 hameaux où ils résident. Sans eux, la Couronne canadienne pourrait difficilement prétendre contrôler ce territoire aussi vaste que l’Inde, mais peuplé d’à peine 100 000 âmes.

 

Naomi Allianaq à Hall Beach

La sergente Naomi Allianaq dirige la vingtaine de Rangers du village inuit de Hall Beach. Photographe: Benjamin Petit

Élue sergente par ses pairs en 2016, Naomi est devenue Ranger en 2005. «Je voulais m’impliquer pour les autres, les aider. Et apprendre à survivre dans le froid extrême ou savoir construire des pistes d’atterrissage sur la glace, par exemple», explique cette mère de six enfants et grand-mère de huit petits-enfants, employée le reste du temps comme femme de ménage au centre de santé de Hall Beach. «Dans le futur, j’aimerais bien voir l’un de mes petits-enfants devenir Ranger», confie-t-elle, avant de rejoindre les autres, occupés autour de leurs motoneiges.

Si les Rangers de Hall Beach ne trouvent rien de surprenant à être dirigés par une femme et d’avoir des rangs paritaires, il n’en est rien de l’armée régulière. Sur les 70 soldats de l’escadron A du 12e Régiment blindé du Canada (RBC) arrivés des airs avec le C-17, on ne retrouve que quatre femmes. Aucun traitement de faveur ne leur est réservé, si ce n’est qu’un espace spécial pour se changer en toute intimité a été aménagé, tout comme des toilettes distinctes. Pour le reste: à la guerre comme à la guerre.

Basé à Valcartier, au Québec, le 12e RBC s’est distingué en Afghanistan en déployant ses chars dans le sud du pays en proie à l’insurrection des talibans. Fer de lance du régiment, l’escadron A est surtout chargé de la reconnaissance en terrain ennemi. C’est-à-dire d’avancer incognito au-delà du front pour préparer l’avancée du reste de la troupe. Afghanistan hier, Arctique aujourd’hui, Afrique peut-être demain: les soldats et soldates du 12e RBC sont mobilisables sur n’importe quel terrain d’opération. Et donc, pour commencer, ils doivent être capables de supporter autant les chaleurs étouffantes que le froid extrême.

Les femmes, plus vulnérables au froid

À 23 ans, dont à peine deux passés au sein des forces armées, Tricia Daigle vit sa première expérience en Arctique. Même pour une native de Valcartier, habituée aux rigueurs de l’hiver québécois, le Grand Nord est un dépaysement complet. Durant les deux semaines de la mission Nunalivut, tenue en février et mars 2017, le mercure grimpera rarement au-dessus des -35 degrés Celsius et chutera même jusqu’à -64 degrés. «Je m’imaginais l’Arctique moins froid, moins venteux. C’est impressionnant, cet environnement. Il faut vraiment faire attention aux engelures, surveiller tout ce qu’on fait… Tout est long, tout est lent», raconte Tricia, en mettant à chauffer, dans des casseroles posées sur des réchauds de camping, des rations militaires congelées pour le groupe. 

D’ordinaire, cette brunette pilote des véhicules blindés qui servent à transporter les troupes. Mais, contrairement à l’armée russe, les Forces canadiennes ne disposent d’aucune solution de transport terrestre de troupes pour l’Arctique… hormis les traditionnels skidoos. Pour la mission, une flotte de 80 motoneiges a donc été acheminée de Yellowknife à Hall Beach par avion militaire.

«Le problème, c’est que je ne suis pas capable de démarrer mon skidoo moi-même, car, étant gelé, il requiert davantage de force qu’à l’accoutumée. Ça épuise de combattre le froid, et comme je suis plus petite que les autres, je perds ma chaleur plus vite», explique Tricia Daigle. «Les recherches démontrent que la réaction au froid varie selon l’ethnie, le genre et la génétique. Mais il est clair que les femmes sont plus susceptibles d’avoir des engelures que les hommes», confirme Wendy Sullivan-Kwantes, scientifique du ministère de la Défense nationale, venue étudier l’effet du froid sur l’organisme des militaires. «C’est dur d’expliquer à quelqu’un qui ne l’a jamais vécu à quel point il fait froid, la vitesse à laquelle nos doigts gèlent, ne serait-ce que le temps d’aller aux toilettes dehors… 
En quelques minutes, on ne peut plus se servir de nos mains. C’est vraiment plus difficile pour nous, les femmes», note la chercheuse qui en est à son quatrième séjour en Arctique… et à sa seconde engelure!

Ici, le froid extrême reste l’ennemi numéro un de tous et toutes. Que ce soit à la base de Hall Beach ou lors des sorties à l’extérieur, infirmiers et techniciens médicaux sont en permanence sollicités pour des maux de tête dus à la température, des engelures plus ou moins graves ou des accidents de skidoos.

Médicaments et matériels malmenés

Parlez-en à la caporale Stéphanie Rhainds. À 24 ans, cette native du Lac-Saint-Jean dirige six infirmiers de campagne. Pour elle, cette mission constitue un énorme défi. «Le matériel gèle, et on dispose de peu de place dans les skidoos. Dans ces conditions, on ne peut pas apporter tous les médicaments. Il y a des produits qu’on doit même garder sur nous…», dit-elle en ouvrant son blouson kaki pour pointer quelques fioles.

Toujours aux commandes de sa motoneige, la caporale promène son traîneau médical bleu à travers la banquise, chargé d’une civière et de matériel d’appoint. S’il y a bien une personne qui doit garder ses pieds et ses mains au chaud, c’est elle! Son expertise est indispensable.

Ce jour-là, la moitié du régiment est déployée à une dizaine de kilomètres de la base avec pour objectif d’apprendre à monter des igloos avec les Rangers et, si la météo le permet, d’y passer la nuit. Dès le départ du convoi de motoneiges, il est évident que tout sera compliqué. Le froid est tellement intense que le système d’attache du traîneau se brise. Stéphanie, aidée d’un Ranger, doit alors improviser une réparation de fortune. Puis, plusieurs motoneiges tombent en panne et bloquent la procession au milieu d’un paysage désertique, où une pellicule de glace dorée, éclairée par une lumière vive et diffuse, recouvre un léger manteau de poudreuse.

Le camp finalement atteint, la caporale Rhainds presse ses hommes de monter rapidement les tentes de campagne. «Dès qu’elles seront montées, on va pouvoir installer le chauffage et préparer les rations», ordonne-t-elle à travers sa cagoule, la voix étouffée. «Hier, il faisait -55 degrés Celsius, aujourd’hui on m’a dit que c’était encore pire. On ne peut même pas enlever nos mitaines pour piquer les tentes plus rapidement…»

Sans cesse en train de bouger pour ne pas laisser le froid pénétrer trop vite dans son organisme, elle pointe un drapeau du Canada qui flotte de toute sa superbe à l’arrière d’un skidoo. «On n’est pas protégés du tout du vent. On doit être constamment sur nos gardes pour éviter les blessures.»

En une petite demi-heure, une demi-douzaine de tentes militaires sont érigées sur la neige, chacune surmontée d’une cheminée. Sous la toile verte, la température est maintenue proche du point de congélation grâce à un poêle au diesel alimenté par un jerricane extérieur. À l’intérieur, le blouson kaki entrouvert, la caporale Stéphanie Rhainds jette un œil sur chaque soldat venu se réchauffer un instant: «Pas trop froid? Les pieds? Les mains, ça va?»

Finalement, après avoir avalé leurs rations, puis construit deux igloos avec les Rangers, les soldats reçoivent l’ordre de lever le camp: le froid pourrait encore s’accentuer ce soir, et dormir ici serait trop dangereux.

Stéphanie Rhainds commande les infirmiers de campagne

Sur les 200 soldats canadiens déployés lors de l’opération Nunalivut, au cœur de l’hiver arctique, on dénombre huit femmes, dont la caporale Stéphanie Rhainds qui commande six infirmiers de campagne. Photographe: Benjamin Petit

De retour à la base, certains d’entre eux filent à l’infirmerie, d’autres à la douche du village (une tous les trois jours a été prévue par l’état-major), tandis que Wendy Sullivan-Kwantes et Emily-Ana Filardo, scientifiques pour le ministère de la Défense, passent au crible l’équipement vestimentaire des militaires.

Nombre de soldats se plaignent en effet de la qualité du matériel fourni par l’armée, mal adapté selon eux au froid extrême. Ces deux chercheuses placent des capteurs au fond des gants et des bottes 
de volontaires, puis prennent les mensurations de leurs cobayes. « Le capteur va mesurer la chute maximale de température dans vos gants », explique Wendy à une militaire, qui répond en ricanant: «Si ça peut nous aider à obtenir du meilleur matériel, je me sacrifie!»

Tout en refusant d’en dévoiler trop sur ses recherches, Wendy Sullivan-Kwantes souligne que les équipements fonctionnent différemment sur chaque personne. «Il y en a à qui on pourrait donner n’importe quoi sans que ça pose problème. Donnez les meilleures bottes à d’autres, comme moi, et ça ne changera rien: j’ai froid aux pieds quoi que je porte!»

Armée en pleine mutation

Malgré ces problèmes d’équipements et le blizzard qui forcent l’annulation de près de la moitié des missions à l’agenda, Belinda Groves, la doyenne des femmes présentes durant l’opération Nunalivut est convaincue que «les Canadiens ont les compétences nécessaires pour défendre le Nord».

Assise sur son lit de camp, concentrée à coudre des chaussons pour bébé en peau de phoque, comme des Rangers le lui ont appris à Cambridge Bay, elle ne tarit pas d’éloges sur son poste de photographe officielle de la Force opérationnelle interarmées du Nord (FOIN), «de loin, le meilleur» qu’elle ait occupé depuis son entrée dans l’armée, en 1983.

À l’époque, cette Ontarienne n’avait pas eu d’autre choix que de devenir cuisinière si elle voulait rejoindre les rangs des Forces canadiennes. Après 22 ans dans la marine, dont un long séjour en Afghanistan, elle a décidé de troquer les fourneaux pour l’appareil photo. Elle a dû renoncer aux avantages salariaux de son rang de matelot seconde classe, repartir au bas de l’échelle, pour finalement être promue, en 2015, photographe officielle de la FOIN et découvrir l’Arctique. Une renaissance polaire.

«En arrivant, j’ai été un peu surprise par la longueur des hivers: je n’étais pas préparée 
à vivre avec si peu d’heures d’ensoleillement – trois à quatre par jour en hiver, à Yellowknife», raconte Belinda, 52 ans et déjà une engelure au doigt, celui qui lui sert à appuyer sur le déclencheur de son appareil.

Sa carrière dans l’armée est à l’image de l’évolution de cette institution et de la place des femmes en son sein. À ses débuts, dans les années 1980, les femmes n’avaient que des rôles subalternes, peu de choses étaient faites pour dénoncer les agressions sexuelles, et l’Arctique ne figurait aucunement parmi les priorités de l’état-major canadien.

«J’ai vu les Forces canadiennes changer. La place accordée aux femmes est aujourd’hui radicalement différente», se réjouit Belinda. Celle-ci se prépare désormais à quitter Yellowknife, en 2018, pour profiter de sa retraite auprès de ses petits-enfants, à Ottawa. «Je vais regretter l’air si cristallin. Ça va me manquer de marcher le matin et de sentir le froid sur mes joues. L’Arctique est un endroit unique, authentique. C’est une beauté pure.»