«Les filles, on les aime jeunes, mineures et non consentantes! Voilà qui pourrait nous valoir la prison!» Ces paroles, ce sont 400 étudiants réunis dans un stade de l’université Saint Mary’s, à Halifax, qui les ont entonnées avec insouciance à la rentrée 2013. Deux mois plus tard, trois joueurs de l’équipe de football de l’Université McGill, à Montréal, ont été accusés d’avoir séquestré et agressé sexuellement une jeune femme. En janvier dernier, un groupe d’étudiants en génie de l’Université McMaster, en Ontario, a été suspendu après avoir publié un livret de ritournelles faisant l’apologie du viol. Comme si ce n’était pas assez, deux scandales sont survenus à l’Université d’Ottawa en février: la présidente de la fédération étudiante, Anne-Marie Roy, a fait l’objet de propos dégradants tenus par ses collègues masculins, puis des allégations de viol collectif ont mis en cause des membres de l’équipe de hockey de l’établissement.

Mis bout à bout, ces faits divers pourraient laisser croire à une recrudescence de la misogynie et de la violence faite aux femmes sur les campus canadiens. Actuellement, les statistiques révèlent qu’une étudiante sur quatre y a déjà subi une agression sexuelle, c’est-à-dire des gestes à caractère sexuel, avec ou sans contact, commis sans son consentement. Or, ce taux n’a pas bougé d’un iota depuis 25 ans. Ce qui est différent aujourd’hui? Les agressions sont beaucoup plus médiatisées qu’auparavant, entre autres grâce à Facebook et à Twitter. «Les victimes se livrent de plus en plus sur les réseaux sociaux. J’en ignore la raison, mais je trouve ça formidable. On porte enfin attention à ce fléau!» s’exclame David Lisak, un chercheur en psychologie de l’université du Massachusetts, à Boston, qui étudie depuis plus d’un quart de siècle les agressions sexuelles au sein de l’armée et des établissements postsecondaires.  

ÉTUDES, ALCOOL ET VIOLS…

Longtemps, les universités ont préféré fermer les yeux sur ce problème afin de préserver leur réputation. Aujourd’hui, face aux protestations des étudiantes, elles n’ont d’autre choix que d’agir. C’est notamment le cas de l’Université Concordia, à Montréal. Après deux ans de pourparlers, elle a accédé à la demande du Centre de lutte contre l’oppression des genres, un organisme indépendant financé par les étudiants, qui réclamait la mise sur pied d’un service d’aide aux victimes d’agressions sexuelles. Depuis son ouverture en novembre 2013, celui-ci accueille deux ou trois personnes par semaine. «Et n’oublions pas que plus de 90 % des victimes ne se confient jamais», précise Julie Michaud, coordonnatrice du Centre.

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Selon cette dernière, un tel service est essentiel au sein des universités, qui constituent un terreau fertile pour les agressions sexuelles. «Plusieurs jeunes vivent loin de chez eux pour la première fois. Ils ressentent beaucoup de pression pour faire leurs preuves sexuellement et consomment pas mal d’alcool, surtout à la rentrée », souligne-t-elle. C’est justement au cours des huit premières semaines de l’année scolaire que surviennent la majorité des agressions, dont 80 % sont perpétrées par des individus connus des victimes.

Sophie, 21 ans, est l’une d’elles. Elle sortait depuis deux semaines avec Philippe, un collègue de classe qui lui avait fait patiemment la cour pendant un an. Après un souper bien arrosé, il a commencé à la dévêtir malgré ses protestations. «Je voulais seulement qu’on s’embrasse, qu’on se caresse. Même si je lui répétais que je ne souhaitais pas aller plus loin, il a continué. Il a essayé par deux fois de me pénétrer. Ça me faisait tellement mal… J’étais tétanisée et confuse. Au bout d’un moment, il a fini par me lâcher», confie la jeune femme qui étudie à l’Université de Montréal.

Est-ce l’ivresse qui a poussé Philippe à être aussi insistant? Le chercheur David Lisak reconnaît que c’est possible mais, selon lui, la cause principale de cette conduite n’est pas l’ébriété. «Nous avons tendance à imaginer les agresseurs comme de pauvres types qui ont bu au point de ne plus contrôler leurs pulsions, ou encore comme des mésadaptés qui surgissent de nulle part. La vérité est beaucoup plus effrayante.»

En 2002, après avoir interrogé 1882 hommes étudiant dans la région de Boston, ce chercheur américain a découvert que 120 d’entre eux avaient déjà commis au moins une agression sexuelle. Et parmi ce sous-groupe, pratiquement les deux tiers des individus avaient perpétré en moyenne six viols chacun. Aucun n’a été poursuivi en justice. «Nous devons arrêter de dire que tous les hommes sont des violeurs potentiels, soutient David Lisak. En revanche, il faut admettre que nous avons affaire à des récidivistes sur les campus. Voilà pourquoi il est important de s’attaquer à la culture du viol (voir l’encadré, p. 90). Les blagues et les commentaires à caractère sexuel qui dénigrent les femmes ne devraient pas être tolérés. Parce que, même s’ils sont lancés innocemment, ils créent un environnement où les abuseurs se sentent à l’aise de passer à l’action.»

NON, C’EST NON!

Aux États-Unis, le président Barack Obama luimême a décidé de prendre le taureau par les cornes, en jurant de «mettre fin aux viols sur les campus». Cinquante-cinq collèges et universités – dont celles, prestigieuses, de Princeton et Harvard – seront mis en examen pour avoir possiblement mal géré des cas d’agressions sexuelles. De plus, une vaste campagne de prévention à l’intention des jeunes hommes a été lancée. L’objectif: les sensibiliser à l’importance du consentement, qui consiste à accepter de façon libre et éclairée d’avoir un rapport sexuel. Une publicité montre d’ailleurs le président, de même que les acteurs Daniel Craig et Benicio Del Toro dire que, quand une fille dit non, c’est non. Et qu’une relation sexuelle sans consentement, «c’est un viol, c’est une agression, c’est un crime».

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Au Québec, les universités Concordia et McGill, de même que l’UQAM, misent aussi sur la prévention. Dès la rentrée, elles offrent à leurs étudiants des ateliers sur le consentement afin d’éviter des débordements durant les fêtes d’initiation. Au lieu de faire porter le poids de la faute aux victimes, comme c’était la norme auparavant, ce genre d’initiative a l’avantage de responsabiliser les hommes. Une approche qu’encourage le sociologue Michel Dorais: «Pourquoi dit-on aux filles de ne pas s’habiller trop sexy, de ne pas trop boire, de ne pas sortir seules la nuit, de surveiller leur verre? Ce n’est pas à elles de vivre dans la crainte et la honte, c’est aux agresseurs!»

Selon Julie Michaud, la notion de consentement est toutefois bien plus complexe qu’il n’y paraît, d’où l’importance de l’expliquer dans des ateliers. «Beaucoup de jeunes sont convaincus que c’est facile de dire « non » lorsqu’on n’a pas envie de faire l’amour, remarque-t-elle. Pourtant, plein de facteurs peuvent nous empêcher de le faire: l’alcool, la pression sociale, l’affection qu’on ressent pour l’autre…»

Il arrive d’ailleurs que des jeunes femmes, en entendant parler de consentement, réalisent qu’elles ont été elles-mêmes agressées. «Elles savent que quelque chose est arrivé, qu’elles ne sont pas bien… Une des premières questions qu’elles nous posent, c’est: « Ai-je vécu une agression? » » souligne Mélanie Sarroino, agente de liaison et de promotion au Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel. Cette ignorance, on la doit entre autres à l’absence de cours de sexualité dans les écoles. «Si on veut prévenir les agressions, il faut remettre l’éducation à la sexualité à l’ordre du jour dès le primaire, car on sait que les agresseurs commettent généralement leur premier méfait à l’adolescence», signale Michel Dorais.

D’ici là, les gars et les filles doivent apprendre à mieux communiquer. Un silence, un «peutêtre », un «je ne sais pas» ne veulent pas dire «oui». En fait, la seule réponse qui soit valable, c’est un «oui» clair et enthousiaste. Et à ceux qui ont peur de tuer l’ambiance en demandant à leur partenaire si elle (ou il) a envie de faire l’amour, Julie Michaud répond ceci: « En lui posant la question, on lui prouve qu’on se soucie de son plaisir, et ça, c’est très sexy!»

Pour en finir avec la culture du viol

Selon plusieurs, l’épidémie d’agressions sexuelles sur les campus s’explique par la culture du viol. Mais que signifie cette expression, au juste? «Elle décrit un environnement social et médiatique où on considère les femmes comme des biens à consommer, où on banalise la violence sexuelle qui leur est faite et où on les accuse d’être responsables des actes qu’elles subissent, ou encore d’en tirer plaisir», explique Martine Delvaux, professeure en études féministes à l’UQAM.

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C’est dans ce type de climat, par exemple, qu’un blogueur comme Gab Roy se croit permis de publier, en toute impunité, le récit du viol qu’il pourrait faire subir à Mariloup Wolfe. Ou qu’une chanson comme Blurred Lines, de Robin Thicke, peut caracoler en tête des palmarès malgré ses paroles plus que douteuses: «Je sais que tu en as envie. […] Je déteste ces limites floues. […] Bouge tes fesses, baisse-toi, relève-toi. Fais-le comme si c’était douloureux…»

La culture du viol est à ce point ancrée dans notre quotidien que nous ne la voyons presque plus, croit pour sa part Mélanie Sarroino, agente de liaison et de promotion au Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractères sexuels: «Nous sommes bombardés d’images et de discours sexistes qui conditionnent nos comportements. Regardez seulement les réseaux sociaux: les gens y tiennent des propos horribles sur les femmes sans songer aux conséquences que ça peut causer.»

C’est d’ailleurs sur Facebook qu’un membre de la Fédération étudiante de l’Université d’Ottawa a écrit qu’il forcerait sa présidente, Anne-Marie Roy, à lui faire une fellation et qu’il la sodomiserait. Des propos qui ont, bien entendu, révolté la principale intéressée. «J’ai trouvé ça dégueulasse! Mais, devant ma réaction, certaines personnes m’ont dit: « Voyons, Anne-Marie, ce n’est pas grave! » Elles ont confirmé mes soupçons: nous vivons bel et bien dans une culture du viol.»

Quand ça arrive aux gars…

Ce sont majoritairement des femmes qui subissent des agressions sexuelles, mais on estime qu’un homme sur six en subira une avant l’âge de 18 ans. Certaines études américaines révèlent que, durant leurs études, de 10 % à 22 % des universitaires de sexe masculin seront victimes de harcèlement sexuel de la part d’une femme, et que de 1 % à 3 % seront violés par une femme. Peu de statistiques existent sur les abus commis par des hommes sur des hommes, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’existent pas. Rappelons-nous cet étudiant recruté par l’équipe de football des Redmen de l’Université McGill qui, pendant son initiation en 2005, a été sodomisé avec un manche à balai. À la même occasion, deux autres footballeurs ont été forcés de se mettre en sous-vêtements avant de simuler des fellations.

La raison pour laquelle on n’entend jamais parler des cas d’abus envers les hommes? «La plupart d’entre eux sont réticents à dévoiler ce qu’ils ont subi», explique le sociologue Michel Dorais, qui a signé l’ouvrage Ça arrive aussi aux garçons. Il y explique les multiples raisons qui motivent ce silence: ils ont tendance à endurer leurs blessures parce qu’ils ont été élevés ainsi; ils ont l’impression de ne pas avoir été à la hauteur de ce que devrait être un «vrai» homme; ils peuvent se sentir coupables d’avoir eu une érection ou une éjaculation; ils ne veulent pas qu’on les soupçonne d’être homosexuel… «Il faut arrêter de penser que les agressions sexuelles sont uniquement une affaire de filles», fait-il valoir.

Si vous avez été victime d’agression sexuelle et que vous aimeriez avoir du soutien, communiquez avec l’un des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel.

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