Vous écrivez dans l’avant-propos de votre essai que le roman Putain, de Nelly Arcan, vous a fait l’effet d’un électrochoc. Pourquoi? Selon la «théorie du genre», qui domine présentement en France, c’est exclusivement notre éducation et notre culture qui nous conditionnent en tant que femme ou en tant qu’homme. Or, en lisant Nelly Arcan, on se rend compte que cette théorie, c’est n’importe quoi! Parce que, partout autour de nous, il y a des femmes soi-disant libérées, qui ont toutes les possibilités d’être indépendantes économiquement et psychologiquement, mais qui se livrent une concurrence féroce pour plaire aux hommes et qui angoissent au sujet de leur propre beauté… La théorie du genre refuse catégoriquement de tenir compte de la découverte darwinienne, c’est-à-dire que les humains, comme les autres animaux, sont programmés pour se reproduire et que la séduction joue un rôle dans la survie de l’espèce. Quatre-vingt-dix pour cent des femmes auront des enfants au cours de leur vie… Il y a 50 ans, toutes les filles avaient peur de faire l’amour parce qu’elles ne voulaient pas tomber enceintes. Avec l’invention de la pilule, on est parvenu à séparer la sexualité et la reproduction et, depuis, on fait comme si le sexe avait comme fonction exclusive notre plaisir individuel!

Votre essai est ponctué de récits sur le rapport que certaines femmes, comme Nelly Arcan et Marilyn Monroe, ont entretenu avec la beauté. Pourquoi le désir de plaire s’est-il avéré problématique pour elles? Le choix de bâtir son identité sur sa beauté est généralement fait très jeune par des filles qui manquent de confiance en elles et qui sont très incertaines de l’amour de leur père. Ça m’a frappée lorsque j’ai retracé les destinées de femmes qui misaient sur leur apparence: soit leur père était absent, comme dans le cas de Marilyn Monroe, soit il était envahissant, comme dans le cas de la photographe et mannequin Lee Miller – d’ailleurs, son père était probablement incestueux. Ou encore les deux, comme dans le cas de l’écrivaine Anaïs Nin. Son père l’a photographiée nue alors qu’elle n’était qu’une petite fille, puis l’a ensuite abandonnée. Ces femmes ont toutes voulu être appréciées et reconnues à travers le regard des hommes. Autrement dit, elles ont cru qu’elles seraient aimées parce qu’elles étaient désirables.

 

Selon vous, les Occidentales, qui se croient libérées, sont pourtant aliénées par ce désir de plaire. Comment expliquez-vous cette dérive? J’ai réalisé en effet que plus les femmes ont acquis des droits socialement, plus elles se sont mises à accorder de l’attention à leur physique. Il faut se souvenir qu’il n’y avait pas de miroir en pied dans les maisons avant le 20e siècle. C’est donc récemment que nous avons commencé à examiner le reflet de notre corps. On doit cette pression de l’apparence d’abord à l’invention de la photographie, puis à celle du cinéma. Dès le début du septième art, les cinéastes – qui étaient tous des hommes – ont imposé leur regard masculin sur le monde en général, mais aussi sur la beauté féminine. Une des premières choses qu’ils ont créées, c’est la vamp. Du cinéma est née l’industrie des cosmétiques, puis celle des magazines féminins, qui a incité les femmes à correspondre à ce modèle. Il faut savoir qu’auparavant la majorité d’entre elles ne se maquillaient pas, à part les prostituées.

Vous faites d’ailleurs un parallèle entre l’industrie de la beauté et celle de la pornographie, qui sont parmi les plus lucratives de la planète… Ces deux industries font des profits mirobolants grâce à la vulnérabilité des hommes et des femmes face à la beauté féminine, de la même manière que McDo mise sur notre penchant pour les matières grasses et le sucre. Et toutes les deux produisent de façon incroyablement symétrique des images de femmes désincarnées. Il y a la parfaite mannequin, maquillée et retouchée, qu’on jettera à la poubelle dès qu’elle aura des rides; exactement comme la porn star, lorsqu’elle ne suscitera plus le désir. L’une et l’autre gagnent leur vie grâce à leur beauté et à leur jeunesse, qui servent de leurre. Même si nous méprisons plus volontiers la prostituée que la top modèle, c’est du pareil au même.

Quelles sont les conséquences de ce bombardement d’images féminines? Ce qu’il y a de dangereux, c’est le divorce croissant entre l’image et le réel. Les hommes regardent des femmes nues sur un écran au point d’en devenir dépendants, tandis que les filles feuillètent les magazines, puis angoissent en inspectant leur reflet dans le miroir et tentent de reproduire les images qu’elles voient en s’habillant sexy et en se maquillant. C’est ce que Nelly Arcan appelle la «burqa de chair». Ensuite, nous affirmons que nous sommes libérées et nous donnons des leçons aux autres sociétés qui ont trouvé des solutions à ce problème… Car c’est un problème, le fait que les hommes réagissent physiquement à la vue de belles jeunes femmes! Il faut en être conscient et arrêter de les culpabiliser pour ce qu’ils sont. Mais, en même temps, il faut leur faire comprendre que c’est dans l’intérêt de tous d’arrêter cette névrose ou du moins de la ralentir…

Comment? Si on veut changer quelque chose, il faut que les hommes s’occupent davantage de leurs filles. Un jour, j’ai reçu une lettre d’un lecteur qui m’a dit qu’il avait été accro à la pornographie sur Internet et qu’il avait arrêté d’en consommer parce qu’il ne voudrait pas que des inconnus jouissent sur le visage de sa fille… On oublie trop souvent – et c’est Nelly Arcan qui soulève ce point dans son roman Folle – que ce sont des femmes vivantes qui sont derrière ces images.