D’emblée, Corinne Poracchia annonce la règle du jeu: «On ne choisit pas le métier. C’est lui qui vous choisit.» Propriétaire et présidente de l’agence Folio, qu’elle a fondée en 1985, et ex-mannequin elle-même, Mme Poracchia sait de quoi elle parle. Elle avoue avoir accepté de collaborer à Portfolio dans le but de démolir les clichés entourant ce métier dont rêvent tant de jeunes filles. Et pas mal de garçons aussi. Qui pourrait le leur reprocher? Gagner sa vie en prenant la pose devant la caméra ou en défilant sur les podiums de Milan à New York, avec vols en classe affaires, suites dans les meilleurs hôtels, tapis rouge sous les pieds et flûte de champagne à la main… Il y a en effet de quoi faire rêver, même la plus fervente adepte de «simplicité volontaire».

En fait, c’est du boulot!
Sauf que la réalité n’est pas toujours aussi glamour. Élisabeth Lepage se souvient de ses débuts à 16 ans, des studios parisiens format mouchoir de poche partagés avec deux ou trois stars en devenir comme elle, des trajets en bus plutôt qu’en limousine, des séances photo suivies d’un défilé… six mois plus tard. Elle parle aussi de solitude, lorsque l’agence parachute la jeune mannequin dans une ville étrangère. «Imagine: tu n’es jamais vraiment sortie du Québec, et ton booker t’annonce que tu pars demain à Paris pour un mois. Voilà ton billet d’avion et l’adresse où tu vas habiter. Bonne chance, ma jolie! À toi de jouer. Il ne te reste qu’à boucler tes bagages, l’anxiété au ventre, et, une fois sur place, à téléphoner à ta maman tous les soirs en pleurnichant: “Je ne tiendrai pas le coup!”»

De la personnalité?
Ça prend quoi pour que «le métier vous choisisse»? Un physique irréprochable, évidemment. La brindille au corps de sylphide, tout en jambes et en bras, part – on s’en doute – avec une longueur d’avance. Bien que Kate Moss et Laetitia Casta cartonnent du haut de leurs 1,65 m (5 pi 6 po), la taille idéale, dite «taille couture» dans le jargon des initiés, se situe à 1,80 m (5 pi 9 po). «En réalité, l’attitude compte beaucoup, explique Corinne Poracchia. Une fille de taille moyenne avec le port de tête royal d’une ballerine a plus de chances que la grande godiche qui ne sait pas quoi faire de ses jambes interminables.»

Celles que la nature a doté de courbes ne doivent pas désespérer pour autant. Des fesses, des seins, une taille marquée, c’est le genre de silhouette que recherchent les manufacturiers de maillots et de lingerie. Plutôt petite? Direction le marché asiatique. Carrure athlétique? Carrière possible dans le catalogue de vêtements sport. Exclue d’office: la rondelette. Mince, alors!
On n’en finit plus de blâmer les «paquets d’os ambulants» que sont les top modèles d’aujourd’hui, responsables de l’obsession féminine des kilos en trop. Dans la croyance populaire, mannequinat et régimes draconiens sont indissociables. Denis Desro, rédacteur en chef mode à ELLE QUÉBEC, relativise la situation: «On se calme. D’une part, le gabarit des filles est le même qu’en 1980. Et d’autre part, plusieurs mannequins sont minces naturellement. Le problème se pose surtout avec les mannequins à forte ossature, qui doivent lutter contre leur morphologie. Celles-là doivent sûrement surveiller davantage leur poids.»

Pour la psychothérapeute Stéphanie Milot, au nombre des collaborateurs de Portfolio, «la tendance à l’anorexie-boulimie n’est pas le propre de la profession, mais de toute personne dépourvue de confiance en soi. Les mannequins à l’aise dans leur peau échappent au piège». En vertu de quoi, dans les agences sérieuses où les candidates sont suivies de près, on n’hésite pas à orienter la fille décharnée vers un coach de vie. On insiste aussi sur l’entraînement physique. «Je crois que la nouvelle génération a compris le principe, commente Corinne Poracchia. Tu manges à ta faim et tu brûles le surplus de calories au gym.» Et les candidats de Portfolio de s’exclamer en choeur: «Depuis le premier jour de tournage, on nous rappelle sans cesse l’importance d’une saine alimentation!»

Le petit plus
Côté physionomie, le métier, implacable, ne choisit que les visages aux traits délicats – parce que naturellement photogéniques –, avec une peau au grain fin qui accroche bien la lumière. «Le rôle du mannequin consiste à mettre les vêtements en valeur et non l’inverse», ajoute Denis Desro.

«Cela dit, la perfection du corps et du visage, ça ne suffit pas, constate Mme Poracchia. Le métier exige en outre l’intensité dans le regard, la facilité à exprimer des émotions, l’aisance devant la caméra. Des qualités innées. Certaines l’ont, d’autres pas. Et le premier test photo fait foi de tout. C’est injuste, je sais, mais c’est comme ça.»

Le rôle de la psychothérapeute Stéphanie Milot consiste à évaluer les candidats d’après leurs compétences dites d’intelligence émotionnelle. «Les plus susceptibles de réussir sont ceux et celles qui font preuve de détermination, d’autonomie, d’équilibre et de capacité d’adaptation à des milieux différents. Et, surtout, d’estime de soi. Il en faut une tonne pour supporter les critiques souvent cruelles des professionnels et pour surmonter le sentiment de rejet sans être complètement démoli chaque fois.»

On l’aura compris: un égo téflon est essentiel pour devenir mannequin. Neuf fois sur dix, le casting n’aboutit nulle part. «Je n’ai jamais autant pleuré que du temps où j’étais mannequin», avoue Corinne Poracchia. Élisabeth Lepage abonde dans le même sens: «Ton agent a beau te répéter de ne pas le “prendre personnel”, c’est très difficile de rester zen quand tu arrives gonflée à bloc sur un shooting et que le client te balance: “Il y a erreur de casting. Tu es trop grosse.” Ou qu’un photographe te lance en hurlant: “T’es archinulle! Dégage!”» Pourquoi elle et pas moi?
Récapitulons. Une génétique exceptionnelle. Du magnétisme. De la force de caractère, une stabilité émotionnelle et une bonne discipline de vie. Quoi d’autre? Plein d’aptitudes complémentaires. D’abord, la ponctualité, car des retards répétés conduisent carrément au suicide professionnel. Aussi, la débrouillardise, qui permet de prendre le bon bus pour se rendre à un studio dans un coin paumé de Hambourg. Également indispensable: la docilité à suivre les indications du photographe.

À cette liste déjà longue des qualités requises, Corinne Poracchia ajoute le savoir-vivre. «Parler la bouche pleine lors d’un repas avec un client potentiel entraîne automatiquement la perte du contrat. Même chez les super canons, la vulgarité ne passe pas.» Enfin, la santé est primordiale. Sinon, comment conserver la forme malgré le manque de sommeil et de repas complets pendant la saison des défilés, et durant les très longues heures d’une séance photo, alors qu’il faut revêtir un manteau de fourrure en pleine canicule ou un bikini dans l’eau froide d’un lac des Laurentides au mois d’octobre?

Riches et célèbres?
Au fait, ça gagne combien un mannequin? Au bas de l’échelle, pour les défilés. Les jeunes créateurs, surtout aux États-Unis, paient en vêtements. Ce qui n’empêche pas les tops, comme les débutantes, de se bousculer au portillon. Car les défilés attirent acheteurs, journalistes, directeurs artistiques et photographes du monde entier. Avec les grandes maisons de Paris et de Milan, un défilé rapporte 5000 $. «Mais de ce montant, la fille ou le garçon ne touche que 2000 $, précise Denis Desro. L’agence ne paie rien. Tous les frais – billet d’avion, chauffeur, hébergement et repas… sans compter le pourcentage du booker – sont assumés par les mannequins.»

Si une «commerciale» (mannequin spécialisée en photos de catalogues) demande environ 5000 $ par jour, une top modèle peut exiger, pour des photos publicitaires, 30 000 $ la séance, plus les frais de déplacement. Le gros lot? Être choisie comme porte-parole par une marque de vêtements ou de cosmétiques. Difficile de connaître le montant exact des honoraires, les deux parties s’accordant pour garder la chose secrète. Mais un contrat entre une top modèle devenant l’égérie d’une prestigieuse maison de beauté peut comporter plusieurs millions de dollars…

Sauf que ce niveau-là – parmi les centaines de filles et de gars hyper talentueux qui embrassent la carrière –, seul un maigre 0,003 % pourra l’atteindre. J’entends d’ici les concurrents de Portfolio me houspiller: «Bouhouhou! La vilaine briseuse de rêves!»