À 14 ans, j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari. Il était prêtre. À l’époque, c’était l’aumônier de la maison de repos savoyarde où je reprenais des forces. Ma mère m’avait envoyée là pendant quelques mois afin que je me refasse une santé, et pour cause. Comme bien des enfants de la guerre, je souffrais d’anémie.

J’étais la plus âgée de l’établissement. Ne fréquentant pas les autres enfants, je me sentais un peu seule. L’aumônier, lui – il s’appelait Philippe –, se trouvait souvent en leur compagnie. Ce n’était pas forcément son rôle de passer autant de temps avec eux, mais il semblait beaucoup les aimer et il leur racontait des histoires. J’ai encore en mémoire un de ses récits sur les Amérindiens, ceux qu’il avait vus au Québec quand il avait rendu visite à sa famille qui y était installée. Des récits d’Indiens dans les années 50, ce n’était vraiment pas commun! Nous étions tous suspendus à ses lèvres.

Mon séjour s’est déroulé sans que rien de spécial se produise entre Philippe et moi. Je l’aimais bien. Ses manières, son attitude, son côté chaleureux me plaisaient, mais j’appréciais tout autant les autres moniteurs. Je l’ai rencontré une deuxième fois, alors que je passais dans la région. Mais là encore, rien de spécial. On a discuté ensemble, c’est tout.

Quelques années plus tard, c’est moi qui suis rentrée dans les ordres. À l’adolescence, on cherche souvent un sens à sa vie, un point d’ancrage. J’avais découvert la foi chrétienne puis je m’étais de plus en plus rapprochée de la religion catholique. À cette époque, je baignais dans un environnement marxiste: ma mère était une communiste convaincue, mes profs préférés étaient marxistes, et ma famille habitait dans un milieu populaire à Paris. J’étais aussi une grande idéaliste, une contemplative. J’imagine que c’est un mélange de tous ces éléments qui faisait de moi un drôle d’oiseau: une catholique marxiste! Et c’est aussi ce mélange de convictions qui m’a attirée vers le mouvement missionnaire chrétien des prêtres-ouvriers. Dans ce mouvement bien particulier, les prêtres travaillaient avec les pauvres. Cette philosophie me convenait parfaitement.

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À 18 ans, je suis donc rentrée dans un groupe qui était le pendant féminin des prêtres-ouvriers, celui des religieuses ouvrières. Contre la volonté de ma mère. Et j’ai suivi le cheminement classique d’une religieuse. J’ai été postulante, novice, puis maîtresse des novices. J’ai aussi prononcé mes vœux de chasteté et de pauvreté. Nous nous habillions comme les laïcs et, comme eux, nous travaillions tous les jours, en plus de mener notre vie religieuse. J’ai passé de nombreuses années en usine et fait bien des boulots à la chaîne. J’ai monté des batteries de voiture, coulé du plomb, ramassé des galets sur la plage de Dieppe.

Pendant tout ce temps, je correspondais avec Philippe. C’était mon directeur de conscience. Je lui parlais de tout, à cœur ouvert. De ma vie spirituelle, bien sûr, mais aussi de mon quotidien, de mes questionnements; je me rappelle même lui avoir confié mes premiers émois de jeune fille! De son côté, il me répondait tout aussi régulièrement, avec son bon sens et son pragmatisme habituels. À mes yeux, c’était un confident, un bon ami en qui j’avais une confiance totale. C’est tout.

Cela dit, il devait bien y avoir quelque chose de plus… que les autres percevaient. Par exemple, les sœurs avec lesquelles je travaillais m’ont un jour interdit de lui écrire. Et lorsque j’ai annoncé notre mariage à ma mère, celle-ci m’a avoué avoir pressenti que notre relation n’était pas uniquement amicale.

J’ai passé sept ans dans cette communauté, que j’ai finalement quittée avec quelques autres collègues. Il me semblait que j’avais fait le tour de la question. Le lavage de cerveau quotidien que nous subissions et la paranoïa ambiante me pesaient tout autant que l’importance qui était accordée à la virginité. C’est d’ailleurs cette obsession de la virginité qui a fait déborder le vase. J’ai ramassé le peu d’effets personnels que je possédais et j’ai claqué la porte. De toute façon, je sentais bien que je ne serais jamais une ouvrière comme les autres. Alors, autant vivre autrement.

Je me suis installée avec deux autres filles de la communauté dans un minuscule appartement et j’ai poursuivi les études supérieures que j’avais entamées lorsque j’étais religieuse. Allions-nous changer de communauté religieuse ou rompre définitivement avec ce milieu? Et si nous rompions, qu’avions-nous l’intention de faire? C’est ce à quoi nous réfléchissions.

C’est à ce moment que j’ai repris avec plus d’assiduité ma correspondance avec Philippe et que j’ai commencé à m’attacher à lui. En fait, les choses ont très vite pris une tournure différente. Quelques mois après avoir quitté la communauté religieuse, j’ai réalisé que ce genre de vie ne me convenait plus, ce qui n’était pas le cas de mes colocataires. J’ai donc redéménagé, seule cette fois, dans une chambre de bonne, au septième étage d’un immeuble parisien. Je me souviens d’ailleurs très bien de la cabine téléphonique située en bas de cet immeuble. C’est de là que j’appelais Philippe.

Nous nous écrivions de plus en plus souvent, nous nous parlions au téléphone et, au bout de quelques mois, je me suis rendu compte à quel point il comptait pour moi. Nous nous sommes revus une autre fois, et je lui ai avoué ma flamme. Chose curieuse, il n’y a eu aucune résistance de sa part. J’imagine que le fait que son meilleur ami, également prêtre, ait quitté les ordres pour se marier, a pesé dans la balance. Cet ami-là, Denis, était bien plus entier et idéaliste que Philippe. Qu’il ait abandonné la prêtrise a dû vraiment déstabiliser Philippe.

Nous nous sommes mariés civilement en décembre 1965. J’avais 26 ans, il en avait 14 de plus. Jusqu’à ce jour, nous ne nous étions vus que quatre ou cinq fois peut-être, mais cette union allait de soi. Nous étions faits l’un pour l’autre. Nous nous connaissions très bien et, quand nous avons emménagé ensemble, la cohabitation s’est déroulée très naturellement.

Comme Philippe ne voulait pas vraiment rester en France et qu’il avait de la famille au Québec, nous sommes venus nous installer ici immédiatement après notre mariage. Au cours des années suivantes, nous avons alterné le travail et les études, à tour de rôle. Philippe était enseignant et il avait un succès monstre comme prof. Il faut dire que c’était un excellent pédagogue et qu’il avait une personnalité de séducteur. Il avait un nombre incalculable d’amis, et notre maison était noire de monde en permanence.

Quelques mois après notre arrivée, nous avons reçu la fameuse lettre le relevant de son vœu de célibat. Nous avons alors pu nous marier à l’église, même si moi, je n’avais été relevée de rien. L’Église, Philippe y tenait. C’était sa communauté, même s’il était en colère contre elle parce qu’elle ne lui permettait plus de poursuivre ses fonctions en raison de son mariage. Son ami Denis, lui, s’était fait pasteur. Il s’était converti pour continuer d’exercer ce pourquoi il avait été formé et ce en quoi il croyait.

Notre vie conjugale a été un immense bonheur… de courte durée. Sept ans plus tard, Philippe glissait sur une plaque de glace. On a dû l’opérer. Je le revois encore pendant sa convalescence casser la glace pour éviter que la gardienne des petits – nous avions trois enfants – ne tombe. Puis ça a été fulgurant. Déchirure, hémorragie interne, embolie: en deux jours, il était parti. Le médecin ne savait pas trop comment m’annoncer la nouvelle, d’autant plus que j’étais enceinte de cinq mois. Le jour de son enterrement, le soleil brillait sur un champ de neige éblouissant de lumière. J’étais devant, seule, avec mon gros ventre. Derrière moi, il y avait un autobus bondé d’étudiants venus le saluer.

Aujourd’hui, ça fait plus de 30 ans que Philippe est mort. Mais il est toujours là, à mes côtés. Je n’ai jamais accepté sa mort. On appelle ça faire son deuil, paraît-il. Il faut croire que je ne l’ai pas fait. Déjà, lorsque j’étais très jeune, je me demandais ce qu’il penserait ou ce qu’il ferait dans telle ou telle situation. Je n’ai jamais cessé de me poser ces questions, même quand j’ai eu d’autres compagnons dans ma vie. Car ça a été lui, l’homme de ma vie. J’ai toujours agi en fonction de ses valeurs, en essayant d’être digne de lui. Je ne saurais faire autrement.

PROPOS RECUEILLIS PAR KENZA BENNIS

« J’ai vécu la vie de mannequin… et celle de sans-abri ». Cliquez ici pour lire l’histoire de Lily-Rose. 

Plus: Janika a 19 ans. Depuis un an, elle vit une histoire d’amour avec… un homme enfermé dans un corps de femme. Cliquez ici pour lire son histoire.