Annie, prends-moi en photo avec mon dernier sac de chips sel et vinaigre!» Si je faisais des blagues, attablée au Subway avec ma soeur, c’était pour mieux cacher mon inquiétude. Le lendemain, on allait m’enlever un rein, et j’aimais mieux en rire que de trop y penser.

«Crois-tu que je vais être sexy là-dedans?» ai-je également demandé à Annie en brandissant un immonde maillot de bain qui cacherait parfaitement, avec ses grosses fleurs bariolées, ma future cicatrice. Ma soeur riait jaune. Elle réalisait peut-être alors mieux que moi les éventuelles conséquences de ce que je m’apprêtais à subir. Une chose était sûre: il n’était pas question pour moi de reculer!

La vie de ma mère – et, du coup, celle de toute notre famille – a basculé le soir où elle a été victime d’un grave accident de la route il y a sept ans. D’innombrables opérations plus tard, elle n’était plus en danger de mort, mais elle souffrait d’une insuffisance rénale sévère. Trois fois par semaine, elle devait se soumettre à des séances d’hémodialyse: durant quatre heures, elle restait reliée à une machine qui filtrait son sang à sa place. Et le pire, c’est que nous n’avions aucun espoir que ça s’arrête un jour.

Même si maman était inscrite sur une liste d’attente pour recevoir un rein, les chances que son tour arrive étaient minces. Déjà malade, elle était loin derrière le peloton de tête… Ce qui la condamnait à mourir à petit feu.

En voyant sa santé péricliter, ma soeur a décidé de prendre les choses en main et de se renseigner sur le don de reins. Depuis l’accident, ma famille, déjà très unie, s’était encore resserrée. Ma soeur et moi étions prêtes à tout pour sauver notre mère. Y compris à lui donner un de nos reins!

À l’hôpital, l’infirmière chargée de nous informer sur le don d’organes a immédiatement affiché un air désapprobateur en nous voyant arriver, ma soeur, visiblement enceinte, et moi, âgée de 23 ans. Elle nous a demandé pourquoi nous voulions hypothéquer notre vie pour celle d’une personne de 50 ans. «Je comprends qu’il s’agit de votre mère et que vous voulez tout faire pour l’aider, mais réfléchissez-y. Le don d’un rein n’est pas sans risques.»

À lire – Lettre à ma mère, par Monia Chokri

Elle n’était pas la seule à trouver notre idée insensée. Nos parents n’étaient pas du tout d’accord pour que nous mettions notre santé en péril. Ma mère disait qu’elle se sentirait affreusement coupable de nous faire subir une telle épreuve, et mon père avait l’impression de troquer une de ses filles contre sa femme. Mais Annie et moi sommes toutes deux têtues comme une mule. Même lorsque les médecins nous ont décrit les séquelles que pouvait entraîner l’opération – risques d’infertilité, d’éventuelle insuffisance rénale, de complications durant l’intervention -, nous avons tenu bon.

Quelle déception quand des tests ont révélé qu’aucune de nous deux n’était compatible avec notre mère! Après un an et demi de procédures, nous étions atterrées. Toutes nos démarches avaient-elles donc été vaines? N’y avait-il absolument rien à faire pour aider maman?

Eh bien, oui, il y avait une solution. Ma soeur, qui avait repris ses recherches, a vite découvert un programme canadien où des donneurs incompatibles avec leurs proches peuvent procéder à un don croisé. Ainsi, je donnerais mon rein à une personne X et, en échange, ma mère recevrait un organe d’une personne Y. Dès qu’on a compris le processus, je me suis inscrite fébrilement sur la liste d’attente avec maman. J’avais réussi à convaincre Annie que si quelque chose tournait mal, les conséquences seraient plus graves pour elle, maman d’un nourrisson, que pour moi. De toute façon, j’étais persuadée que tout irait bien et, que ce soit risqué ou non, je me sentais prête.

Quelques mois plus tard, j’ai reçu le coup de fil que j’attendais. Étais-je toujours d’accord pour subir l’opération? Et comment! Je venais de célébrer mes 25 ans, alors que ma mère venait de recevoir son 350e traitement d’hémodialyse. Quand je suis allée la voir pour lui annoncer cette bonne nouvelle, nous nous sommes serrées très fort dans nos bras. C’est à ce moment-là que les dernières réticences de mes parents se sont évanouies. D’un côté, la maladie de maman s’aggravait de jour en jour, et l’espoir qu’elle s’en remette s’amenuisait au même rythme. De l’autre, il y avait une possibilité pour elle de vivre à nouveau, et pleinement. Quant à moi, tout ce que je voulais, c’était agir pour sauver la vie d’une des personnes que j’aimais le plus au monde…

Il s’est écoulé un mois avant mon intervention, qui a eu lieu à Montréal. Ma soeur avait pris congé pour m’accompagner, tandis que mon père était resté à Québec auprès de ma mère, qui s’était fait opérer quelques jours avant moi.

Ce n’est qu’une fois rendue dans le couloir de l’hôpital, pendant que j’attendais mon opération, que j’ai commencé à réaliser dans quoi je m’étais embarquée. «Et si je développais moi aussi un problème au rein plus tard?» Les avertissements des médecins, que j’avais jusque-là écoutés distraitement, me sont revenus à l’esprit tout à coup. À 25 ans, j’allais rentrer à l’hôpital en pleine santé et en sortir diminuée.

À lire – Lettre à ma mère, par Rima Elkouri

«Qu’est-ce que je fais là?» me suis-je demandé encore en attendant que mon sédatif fasse effet. Les questions se sont envolées lorsque je me suis mise à compter: 10, 9, 8, 7… Puis, je me suis endormie.

L’intervention a duré huit heures. Quand je me suis réveillée, j’étais en état de choc. Je n’avais eu connaissance de rien. Je ne savais même plus pourquoi je me trouvais là. Les deux premiers jours ont passé très vite. Ma soeur restait en permanence à mes côtés. Je dormais beaucoup à cause de la très forte médication qu’on m’administrait. Puis, lorsque Annie est retournée à Québec pour son travail et que je me suis retrouvée seule dans ma chambre d’hôpital, une douleur atroce m’a réveillée au beau milieu de la nuit.

J’avais mal comme si on m’avait arraché un membre… ou un organe! J’ai regardé mon pansement, énorme et imbibé de sang. Le médecin m’avait parlé d’une petite cicatrice… M’avaitil menti? J’étais au lit depuis trois jours, je souffrais le martyre, j’étais incapable de manger et d’uriner, j’avais le visage exsangue… J’étais bien sûr contente pour ma mère, qui avait subi sa greffe avec succès, mais je constatais en même temps que j’avais sacrifié mon bien-être. Je n’étais pas loin de le regretter…

Mon profond désespoir a duré quelques jours. Puis, j’ai pu parler à ma mère pour la première fois depuis son opération. Au bout du fil, maman était pleine d’entrain: elle se remettait très bien de la transplantation. Ça m’a réchauffé le coeur d’entendre sa voix.

De mon côté, sur le plan physique, j’allais vraiment mieux au bout d’un mois. Et à la fin de l’été, j’étais presque tout à fait remise. Psychologiquement, par contre, c’était autre chose. Inquiète, fatiguée, j’avais du mal à dormir. J’étais devenue obsédée par ma santé et je surveillais tout ce que je mangeais. J’avais l’impression qu’on m’avait enlevé une partie essentielle de moi-même.

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J’ai alors réalisé qu’il fallait que je fasse le deuil de mon rein pour pouvoir retrouver mon caractère enjoué et reprendre une vie normale. Au fil des semaines, j’ai de moins en moins pensé à l’opération et à ses répercussions possibles. La guérison s’est faite naturellement, et je l’ai fêtée avec un petit bol de chips sel et vinaigre!

Aujourd’hui, la vie a repris ses droits comme avant l’accident de ma mère. Je dirais même qu’elle s’est enrichie, car la longue épreuve que nous avons traversée nous a beaucoup rapprochées, maman et moi… C’est sûr que nous devons toutes les deux surveiller un peu plus notre alimentation et faire attention aux virus et aux infections, mais ce n’est pas dramatique.

Quand je repense à tout ce que j’ai vécu, j’ai le vertige. Le stress, la douleur, la cicatrice… Tout ça a été difficile, mais tellement beau à la fois. Je ne regrette pas mon choix. L’été dernier, j’ai fêté mes 26 ans. Je me suis dit que le plus beau cadeau que j’aie jamais reçu, c’est celui que je me suis offert: sauver la vie de maman.

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