Je suis originaire du Sud de la France. J’ai grandi dans un petit village près de la frontière espagnole où tout le monde se connait. Enfant, je me souciais beaucoup du regard des autres. Légèrement ronde, je recevais souvent des commentaires sur mon apparence. En vieillissant, je n’avais pas le droit de me maquiller, de me faire belle, d’exprimer ma féminité. «Attention, Cass, me disait souvent ma mère. Qu’est-ce qu’on va penser de toi?» J’ai rapidement compris que l’opinion des autres était de la plus grande importance et que pour être aimée, je devais me conformer à des règles très précises. Et que je devais mincir.

À la puberté, mon corps a commencé à se transformer. Je n’étais pas préparée à ces changements, à voir mes seins s’alourdir et mes hanches s’élargir, et j’ai entrepris un régime. Je perdais du poids à vue d’œil et les compliments fusaient: «Tu es jolie, tu n’as plus tes petits bourrelets!» Mon régime, lui, n’a pas tardé à faire place à l’anorexie. J’ai reçu le diagnostic vers l’âge de 12 ans, et toute mon adolescence a été profondément perturbée par la maladie. Entre les séjours à l’hôpital et la perplexité de ma famille, je me sentais perdue et incomprise. Je me souviens d’avoir un jour dit à ma mère que j’aurais mieux aimé avoir le cancer que de souffrir d’anorexie. Les cancéreux, eux, recevaient de l’aide et de la compassion au lieu d’être blâmés pour leur condition.

À 17 ans, après être tombée par hasard sur une dépliant de l’Université Laval, j’ai choisi de tout quitter pour le Québec sur un coup de tête. C’était clair: je devais m’en aller. Loin. J’étais malade, épuisée, et je n’avais envie de rien d’autre.

Mes parents ont d’abord refusé de me laisser partir. Mais à force de détermination, j’ai réussi à les convaincre. J’ai obtenu l’autorisation de ma psy et de mon médecin, puis, le jour de mon 18e anniversaire, j’ai reçu ma lettre d’acceptation à l’université. Dès la fin de l’été, j’ai pris l’avion depuis Paris, toute seule. En chemin vers l’aéroport, à moitié endormie sur la banquette arrière de la voiture de mes parents, j’ai entendu ma mère chuchoter: «C’est sûr qu’on va nous la renvoyer. Évacuation sanitaire.» J’ai pensé qu’il était plus que temps pour moi de couper le cordon.

À mon arrivée en sol québécois, je me suis installée dans une résidence étudiante. J’adorais la Veille Capitale, je m’y sentais comme chez moi, mais malgré tout mon trouble alimentaire est revenu en force. Je ne mangeais plus rien. J’allais à mes cours, mais je n’avais pas d’amis. Je vivais dans l’isolement le plus total et je sombrais de plus en plus dans la maladie. À la demande de mes parents, inquiets, je me suis rendue à la clinique de l’université pour demander de l’aide. On m’a répondu que j’étais trop malade, et on m’a suggéré de me rendre à l’hôpital. Je n’y suis jamais allée, parce que je savais qu’on insisterait pour me garder. De retour en France pour Noël, mes parents ont vu mon état et m’ont donné un ultimatum: soit je consultais, soit ils me rapatriaient…

Une fois rentrée au Québec, portée par l’énergie du désespoir, je suis allée chercher de l’aide. C’est là, à la maison PITCA, que j’ai rencontré l’équipe qui allait me sauver la vie.

Lors de mes premières hospitalisations en France, on m’avait enfermée dans une chambre du département de pédiatrie, sans télé et sans droit de sortie, pour me forcer à manger. Tant que je n’avais pas pris quelques kilos, je n’avais droit à rien. Puis, à la seconde où j’ai repris le poids désiré, on m’a dit au revoir sans plus de cérémonie. L’approche était exclusivement centrée sur la nourriture, sur le corps et sur le poids. Au Québec, mon expérience a été complètement différente. On a commencé par me rencontrer toutes les semaines, juste pour parler. J’ai eu droit aux services d’une nutritionniste, d’un ergothérapeute et d’un médecin. Six mois après avoir entamé le processus, on a décidé de m’hospitaliser. J’étais mal en point, mais pour la première fois de ma vie, j’ai vécu une «belle» hospitalisation. Loin de se concentrer uniquement sur la nourriture que j’ingérais et sur mon corps, on prenait surtout soin de ma santé mentale. Deux mois plus tard, j’ai pu sortir pour entamer un programme intensif, à raison de quatre jours par semaine, où j’ai participé à des rencontres de groupe, rencontré des personnes qui partageaient des expériences similaires, exploré les racines de ma maladie et développé des outils pour gérer mon mal-être autrement qu’en me tournant vers la restriction alimentaire. À l’aide de la nutritionniste, j’ai même retrouvé le plaisir de manger. C’était un programme très règlementé, mais tellement libérateur. Enfin, je pouvais parler. Prendre ma place.

M’éloigner m’a rendu ma liberté. Ici, au Québec, j’ai eu la possibilité de recommencer à zéro. J’ai enfin senti que je pouvais être moi-même et me montrer vulnérable. J’ai appris, tranquillement mais sûrement, à ne plus vivre à travers le regard des autres.

Aujourd’hui, je poursuis mes études et travaille pour une maison de disques. J’ai un tas d’amis – tous des Québécois! – je teins mes cheveux de toutes les couleurs et je ne tente plus de me fondre dans le décor. Je suis vraiment heureuse. Il m’aura fallu dix ans, beaucoup de persévérance et un voyage au-delà de l’Atlantique avant de vaincre mon anorexie. Mais, j’en suis maintenant convaincue, même si c’est dur, même si c’est long, il ne faut pas désespérer; il y a une place, quelque part, pour chacun de nous.