Quand j’ai décroché mon premier contrat pour ELLE Québec, qui venait tout juste de naître en 1989, pas question que je pavoise devant les copines! On était au plus fort du militantisme féministe et, pour mes amies, toutes mobilisées pour la cause, rédiger une chronique de déco dans un magazine de mode et de beauté était le comble de la futilité. Je crois qu’elles auraient à peine été plus choquées si je leur avais avoué que je n’étais pas capable de blairer Simone de Beauvoir! (Ce qui est par ailleurs vrai. Chuuuuut!)

Ne leur en déplaise, être embauchée par un magazine de renommée internationale me remplissait de satisfaction. D’ailleurs, je soupçonnais mes amies militantes de lire le ELLE en douce, histoire de s’offrir une petite parenthèse (en strass) en marge de leur «vécu de battante», comme on disait à l’époque. Et j’ai vite découvert qu’être journaliste pour une publication féminine, contrairement à ce qu’elles (et moi) auraient pu croire, ne se limitait pas à s’habiller chic pour aller de vernissage en vernissage…

J’en ai eu la preuve dès 1990, quand il a fallu élaborer un reportage déco intitulé «Trois Noëls extravagants». Pour rendre les décors qu’on créait de toutes pièces «plus habités», la rédactrice en chef avait «suggéré» que la séance photo ait lieu non pas dans un studio mais chez moi, dans mon minuscule appartement. Ç’a été épique.

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Comme on prépare nos numéros des mois à l’avance, le shooting s’est déroulé au début de septembre, par une journée caniculaire, et les fenêtres fermées pour éviter qu’un coup de vent détruise le tulle délicat dont j’avais drapé le décor «Noël Blanc». Dernière étape avant la photo: j’ai actionné le canon à fumée qui devait transformer le set up en «cocon vaporeux»… Et là, catastrophe! Au lieu de la brume aérienne promise par le gars de Studio Spécialités, l’engin surchauffé s’est mis à propulser un panache de centrale nucléaire! Sur le point de suffoquer à cause des fenêtres fermées, je me suis réfugiée sur le balcon avec le photographe, libérant du même coup d’énormes volutes de fumée. Panique chez les voisins, qui appellent le 9-1-1: «Alerte! Il y a le feu chez Myriam!» Une fois rassuré, l’un d’eux a lancé: «Si c’est ça, ton idée d’un réveillon, ne compte pas sur nous le 24 décembre!»

Trois ans plus tard, j’écrivais sur une foule de sujets différents. On m’a alors confié un reportage chez les femmes flics, ce qui allait me permettre de clouer le bec aux confrères narquois de L’actualité («T’aurais pas envie de faire du vrai journalisme, des fois?»). Pendant trois semaines, j’ai suivi une policière à la trace, en assistant à toutes ses tâches: entraînement des recrues à l’institut de Nicolet, réponse aux appels d’urgence, garde de nuit… Au temps de ma jeunesse plutôt agitée, j’avais eu affaire aux forces de l’ordre. Voilà que j’étais de l’autre côté des barricades… Et que ma vision des choses basculait. Aurais-je su garder mon calme comme les policières que j’accompagnais si un jeune survolté m’avait craché au visage? Si une femme s’était jetée sur moi, toutes griffes dehors, pour défendre son batteur de mari? Je me souviens des insultes qu’a déversées sur les agentes un automobiliste pris en flagrant délit d’excès de vitesse. Foi d’ex-manifestante contre la brutalité policière, à la place de la constable Grenon, j’aurais donné une volée à ce gros ours mal léché!

L’année suivante, j’ai eu l’occasion de réaliser un autre genre de reportage de terrain… Ça s’est passé dans un sex shop de la Main. J’avais eu l’idée de construire une mise en scène à la Mad Max, où aurait figuré un homme aux bras en croix et au dos strié de coups de fouet (c’est trash, je sais). Embaucher un mannequin étant impossible pour cause de budget, je me suis mise à la recherche d’une poupée gonflable masculine (logique!).

Au magasin, le vendeur m’a tendu une boîte transparente où apparaissait une face hideuse. «C’est la seule», a-t-il répondu sur un ton sec quand je me suis écriée que celle-là était trop horrible. On a fini par parler de prix. Celui qu’il me proposait était prohibitif, mais il comprenait les attachments, a-t-il souligné d’un air entendu. En bonne négociatrice, j’ai voulu savoir: et la poupée toute seule, il me la vendait combien? C’est à cet instant qu’il a pété ma bulle en pétant un plomb: «Sans les attachments, Madame, cette poupée ne vous sera D’AUCUNE utilité!» La honte!

Il y a eu aussi des moments autrement éprouvants pour mes nerfs. Comme cette fois, en 2008, où la SPCA débordait de pensionnaires et que, dans l’espoir de stimuler les adoptions, ma très bonne boss Louise – âme sensible qui trouverait du charme à un serpent à sonnettes – avait proposé d’organiser une séance photo pour montrer les laissés-pour-compte du refuge sur fond de tissus hors de prix. Le jour J, son casting m’a laissée sceptique. Il faut dire que les protégés de ma boss – une chienne famélique, un angora tout couetté… – n’avaient pas vraiment le profil mannequin! «Une fois toilettés, ils seront adorables», me jurait Louise. Mouais. Aussi bien dire que le shooting en studio s’est déroulé sous haute tension, ma patronne veillant au bienêtre de ses p’tits chéris, moi à celui des tissus que j’avais empruntés et qu’il me fallait rapporter dans le même état («Tu me jures que l’angora n’a pas de puces? Attention, le rottweiler bave! Par pitié, pas d’eau avant les photos!»). J’allais oublier. La première à avoir été attendrie en voyant ces pauvres bêtes se prélasser dans la soie et le satin? C’est moi.

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Pour éviter de faire des envieuses, je ne vais pas m’étendre sur les délicieux à-côtés liés au métier. Un tête-à-tête prolongé avec le Roy Dupuis du temps des Filles de Caleb, par exemple. À vrai dire, c’est le psychiatre et sexologue italien Willy Pasini qui m’a procuré en 2006 le plus jouissif des «bénéfices marginaux», sous forme d’une technique imparable pour captiver les hommes. De passage au Québec après la sortie de son bestseller Nourriture et Amour, le professore m’avait appris que le comportement à table d’une personne, de même que le contenu de son assiette trahissaient ses habitudes érotiques.

L’occasion d’utiliser mon nouveau savoir s’est présentée quelques jours plus tard, à une fête où je ne connaissais pas grand monde. Je m’y suis embêtée comme un rat mort jusqu’au moment du buffet. Dans la file, un mec trop mignon. On a échangé quelques mots et, à la fin, j’ai glissé: «D’après votre assiette, je dirais que vous préférez la position du missionnaire.» (Il avait pris le plat mijoté.) Le mot a dû se répandre, car j’ai passé la soirée entourée d’hommes venus me montrer leur assiette pour tester mes dons de voyance!

Au fil des ans, j’ai interviewé des filles qui refusent de se raser les aisselles, des artisans de la haute couture, des top modèles et le président de l’Association des trappeurs cris. J’ai décortiqué des phénomènes de société, traqué les lieux branchés, de Lisbonne à Prague, rencontré des gens de tout acabit et répondu à des questions existentielles (Où trouver des beaux gars à Montréal? Comment enlever une tache de gras sur un pantalon en cuir?). Bref, je ne me suis pas ennuyée une seule seconde parce que, d’un jour à l’autre, rien n’était jamais pareil. Par-dessus tout, j’ai compris que la vie se compose de mille facettes, dont aucune n’est dérisoire. C’est grâce à ELLE que je suis sortie de mes sentiers battus d’intello-ascendant-snob, me délestant en cours de route de quelques solides préjugés. Et pour ça, je ne dirai jamais assez merci. Comme je ne dirai jamais non à une autre folle aventure que les rédactrices de ELLE me proposeront, peut-être demain…

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