D’aussi loin que je me souvienne, ma mère a toujours été malade. Tout au long de mon enfance troublée et de mon adolescence chaotique, j’ai essayé de me faire aimer d’elle. Comme elle était maniacodépressive, elle se montrait terriblement imprévisible. Parfois, elle était gentille; l’instant d’après, elle devenait cruelle. Il y avait des jours où elle m’adorait; le lendemain, elle me criait des bêtises. La stabilité ne faisait pas partie de mon quotidien. Ma grand-mère était atteinte du même mal que ma mère, et mon petit frère était schizophrène. Inutile de vous dire que ce n’était pas tous les jours réjouissant chez nous! D’ailleurs, rien ne l’était. Dernièrement, j’ai tenté de mettre le doigt sur un souvenir heureux que j’aurais vécu avec ma famille. Je n’en ai trouvé aucun.

À 14 ans, j’ai commencé à prendre toutes sortes de drogues. Je me suis évadée dans le pot, l’alcool et la cocaïne. N’importe quoi pour fuir cet environnement malsain. Un an plus tard, mes parents se sont séparés. Mon père m’a avoué que c’était une libération de quitter cette maison…

Les années suivantes, j’habitais parfois chez l’un, parfois chez l’autre. Ça dépendait de leur humeur. Ma mère était égale à elle-même. Elle inventait plein d’histoires: elle appelait mes amis au beau milieu de la nuit pour leur dire que j’étais manipulatrice, ou elle composait le 911 et affirmait que je l’avais enfermée à l’extérieur. Elle me mettait dehors tous les 20 jours. À 17 ans, j’en ai eu assez. Je suis partie de la maison et je n’y suis plus jamais retournée. J’ai pris un appart, j’ai fait les 400 coups… Je me suis défoncée avec toutes sortes de substances. C’était le seul moyen que j’avais trouvé pour combler mes manques, pour étouffer ma douleur.

 

À 22 ans, je n’en pouvais plus. J’ai fait une première thérapie, puis une seconde, et à partir de là, ma vie a changé. Je suis retournée à l’école pour faire une technique en travail social. Eh oui! Je me suis rendu compte que j’étais née pour aider les autres…

Au début, j’étais très, très pauvre. Je marchais jusqu’au cégep matin et soir, parce que je ne pouvais pas me permettre une passe d’autobus. Je n’avais pas de voiture, pas de cellulaire. Ma meilleure amie, Marie, m’a beaucoup aidée à cette époque. Malgré tout, ma vie allait mieux.

Cependant, le 27 décembre de cette année-là, l’année de mes 27 ans, ma mère, qui est née un 27 avril, s’est enlevé la vie. C’est une chose à laquelle je ne m’attendais pas, parce qu’elle n’avait jamais fait de tentative de suicide auparavant. Là, elle en a fait une et elle l’a réussie du premier coup…

Quand j’ai appris sa mort, le lendemain matin, je me suis sentie aspirée par un épais brouillard. Ce soir-là, Marie est venue dormir chez moi. On a passé la nuit à nous tenir par la main. Pendant les deux mois qui ont suivi, mes amis se sont relayés pour prendre soin de moi. J’étais devenue un légume, je me sentais assommée, comme en orbite sur une autre planète. Je me souviens vaguement d’être allée au bureau du coroner avec Marie pour récupérer les affaires de ma mère… et je me rappelle avoir vu son corps. Elle était toute blanche. C’est étrange, hein, un corps sans vie…? En sortant, je me suis effondrée dans l’ascenseur.

Le plus dur à accepter, c’était que ma mère ne m’avait pas laissé de lettre. Pas d’explications, pas d’excuses, pas de «je t’aime». Quand je suis arrivée chez elle, j’ai mis son appartement sens dessus dessous, tellement j’étais enragée! Tout ce que j’ai trouvé, c’est son testament. Il était posé sur la table. Elle y avait ajouté quelques mots à la main pour préciser qu’elle voulait se faire incinérer. Sinon? Rien! R.I.E.N. Elle aurait au moins pu laisser un mot! Je ne sais pas, moi, un «pardonne-moi» ou un «ce n’est pas à cause de toi»… Bref, QUELQUE CHOSE. Mes amis m’ont dit qu’elle m’aimait tellement qu’elle avait préféré me laisser en paix. J’y ai cru. Un peu. Beaucoup plus tard.

 

Ça m’a pris un bon six mois pour sortir de la brume. Quand j’ai réussi à émerger, je me suis dit qu’un jour j’allais faire pour quelqu’un ce que mes copains avaient fait pour moi.

Justement, dans mon entourage, il y avait un homme. Marc. J’étais plus ou moins proche de lui, mais c’était un bon gars. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour je tomberais amoureuse de lui. Je le trouvais trop vieux; il me trouvait trop énervée. Je nous imaginais faire l’amour et je pouffais de rire!

Mais voilà, sa maman a eu un cancer des os, et je me suis dit que c’était à mon tour de remettre un peu de la gentillesse et de la sollicitude que j’avais reçue. Pendant 40 jours, cette femme est restée alitée à l’hôpital, en souffrant le martyre. Marc ne quittait jamais son chevet. Moi, je l’accompagnais, je lui téléphonais, je l’entourais d’attentions. Et… c’est ainsi que j’ai trouvé l’homme de ma vie. Je n’arrivais pas à y croire: il avait 17 ans de plus que moi, il n’était pas du tout mon genre, et pourtant… Il faut croire que le coeur a ses raisons!

Après deux ans de vie commune, quand Marc m’a dit qu’il rêvait d’avoir des enfants avec moi, j’ai paniqué. Bien sûr que je souhaitais qu’on devienne parents, mais je craignais d’être comme ma mère. De ne pas être à la hauteur. Quelques mois plus tard, grâce au soutien de mon amoureux – et à force de me raisonner! -, j’ai fini par avoir le courage de foncer… et je suis tombée enceinte. «Vous allez accoucher le 27 décembre», m’a annoncé le médecin à ma première consultation. J’étais renversée. «PARDON?! Ma mère est morte à cette date-là!» ai-je crié, bouleversée. Il était gentil, le docteur, il m’a dit: «Oups, je me suis trompé. Ça va être plutôt le 28.»

 

Sur le coup, j’étais furieuse. Ma mère avait gâché tellement de beaux moments dans ma vie, je ne voulais pas qu’elle ruine la naissance de ma fille en plus! Le 27 décembre, quand j’ai senti mes premières contractions, j’étais dans une colère noire. À tel point que je suppliais mon bébé: «Attends à demain! Arrive n’importe quand sauf aujourd’hui!» Reste que, lorsque j’ai commencé à pousser, j’ai cessé d’y penser. Ma fille est née le 27 décembre 2007 à 23 h 19. Selon le coroner, ma mère est morte le 27 décembre 2004, entre 23 heures et minuit. Étrange, dites-vous?

Comme ma mère s’appelait Laure et que celle de mon chum s’appelait Laurette, on a décidé d’appeler notre fille Lora. Avec un «o» au lieu de «au». Pour faire un petit clin d’oeil à ses grands mamans, mais pour qu’elle ait aussi son nom à elle.

Vous comprendrez que, après le suicide de ma mère, le mois de décembre a toujours été un dur moment pour moi. Les années qui ont suivi sa disparition, quand la petite musique de Noël commençait à jouer dans les centres commerciaux, j’étais tout le temps en maudit. Quand Lora, ma merveille, a eu un an, j’ai réalisé à quel point il fallait que je change d’attitude. Je ne voulais pas que, plus tard, ma fille raconte à ses amis que Noël et son anniversaire étaient des jours tristes parce que sa maman était toujours déprimée. À partir de son deuxième anniversaire, j’ai fait un effort. L’an dernier, je vous jure, j’ai même pris un réel plaisir à décorer le sapin! Grâce à l’étincelle qui brille dans les yeux de mon enfant, je me suis réconciliée avec cette période de l’année. Et que dire de Marc, l’homme que j’aime! C’est un papa magnifique, un chum extraordinaire, et je me fous bien qu’il ait 51 ans, des cheveux gris et une bedaine! Je vous le dis, je me trouve si chanceuse que je suis presque sur le point de croire au père Noël…