Je me suis longtemps dit que si j’avais subi un viol à 16 ans, c’était de ma faute. C’est vrai que je n’étais pas une jeune fille modèle, c’est vrai que je traînais avec du monde peu fréquentable. À quoi je m’attendais, à me rendre chez mon dealer avec seulement mon beau sourire pour payer mon pot? Les détails de cet après-midi là resteront tatoués dans chacune de mes cellules à jamais: l’odeur de la fumée, la lumière de fin de journée, le refrain de cette chanson que je ne peux plus entendre sans ressentir un haut-le-coeur… Mais surtout, je me souviendrai toujours de la peur et du sentiment d’impuissance qui m’ont submergée quand, le poids du corps de cet homme sur le mien, ses mains agrippant mon cou, j’ai enfin compris que mes «non» ne suffiraient pas. Qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre que ça passe et d’espérer qu’il ne me fasse pas trop mal. J’avais à peine remonté mon pantalon, le corps lourd et meurtri, que je commençais déjà à me répéter que je l’avais cherché. Pour me convaincre. Pour oublier. Parce qu’être punie pour mes mauvais choix valait mieux, à mes yeux, que de me considérer comme une victime. Plutôt mourir que d’être faible ou impuissante.

Le pire, c’est que j’étais déjà passée par là. La première fois que ça m’était arrivé, j’avais cinq ans, et les agressions ont duré plusieurs mois, peut-être même quelques années, je ne sais plus trop car mes souvenirs sont flous. Il m’en reste des bribes: une porte fermée, des mains d’homme qui serrent mes petits poignets, la force brute qui ne devient plus nécessaire au fur et à mesure que les mots s’insinuent en moi («Si tu ne me laisses pas faire, je ne t’aimerai plus», «C’est notre secret», «Arrête de pleurer, t’aimes ça»), et pour finir, la résignation. Attendre que ça passe pour aller boire un chocolat chaud et regarder les bonhommes à la télévision. Je me souviens d’avoir prié Dieu et d’avoir marchandé avec le père Noël pour qu’il me protège et que ça ne se répète plus. Mais c’est arrivé, encore et encore et encore. Il y a plusieurs façons de survivre à une agression. La mienne, ç’a été de me répéter ça: Je. Ne. Suis. Pas. Une. Victime. Je me disais que je l’avais peut-être un peu cherché, à 5 ans comme à 16. Que j’aurais dû dire non une fois, deux fois, dix fois de plus. Que je n’aurais pas dû me trouver là. Que c’était de ma faute, et qu’il fallait que j’assume ce qui m’était arrivé, un point c’est tout. J’ai donc choisi d’ajouter une couche à ma carapace, de mettre une autre plaque à mon armure.

Pendant des années, j’ai vécu avec une certaine intransigeance envers moi-même, et envers les autres victimes avec qui j’ai eu l’occasion d’entrer en contact. Lorsque j’entendais des femmes brisées par l’abus prendre la parole, je préférais les trouver faibles. N’étais-je pas passée au travers, moi? Ne m’étais-je pas reconstruite?

La vérité, c’est que je m’étais reconstruite sur des bases chancelantes, l’estime personnelle volée, la confiance en soi annihilée, la foi en les autres anéantie. Pendant des années, je suis allée de stratagème en stratagème pour cacher ces manques du mieux que je le pouvais.

Et puis, soudain, dans la foulée de l’affaire Jian Ghomeshi, le mouvement Agression non dénoncée est apparu sur les réseaux sociaux. En utilisant le mot-clic #agressionnondenoncee, des femmes se sont mises à raconter les violences dont elles avaient été victimes: certaines relataient des épisodes de harcèlement sexuel, d’autres dénonçaient les viols terribles qu’elles avaient subis…

Au début, je ne voulais pas ajouter ma voix aux leurs, car mes agressions, ce n’était pas une nouvelle pour ceux qui me connaissaient. Il y a une dizaine d’années, je m’étais mise à en parler ouvertement comme si ça ne me touchait pas, persuadée que je m’en étais remise. Je crois que je me servais de cette information comme d’un filtre. Je ne gardais parmi mes amis que ceux qui ne changeaient pas le regard qu’ils portaient sur moi, une fois qu’ils étaient mis au courant. Ceux qui me voyaient comme un petit animal fragile, ceux qui pensaient que j’avais besoin de leur pitié étaient out. Mes proches, donc, savaient que j’en étais revenue. Ou du moins jouaient-ils le jeu, prêts, le plus discrètement possible, à m’attraper au vol si jamais je craquais.

Pourquoi alors soudain prendre la parole publiquement si je m’étais tue pendant toutes ces années? Parce que je me suis sentie investie d’une mission: il fallait que je dise à toutes les femmes victimes d’une agression sexuelle qu’on pouvait y survivre. Il fallait que j’écrive pour toutes celles qui en étaient incapables car, après tout, écrire, c’est mon métier. Et par-dessus tout, je tenais à montrer du doigt la violence, parfois visible, parfois sous-jacente, dont nous sommes si souvent victimes au quotidien.

En m’installant derrière mon clavier pour raconter sur mon blogue ce qui m’était arrivé, je me suis rendu compte que ce n’était pas juste la société malade que je voulais guérir, ce n’était pas uniquement les autres femmes que je voulais aider. C’était aussi pour moi que je voulais écrire, pour rassurer la gamine que j’avais été. Pour la laisser pleurer et lui promettre que ces agressions ne la définiraient jamais.

Les émotions ont fini par me rattraper autour de la troisième phrase de mon texte, quand j’ai rédigé ces mots: «J’ai toujours refusé d’être une victime. De me sentir faible.» Je me suis arrêtée, happée par l’impuissance, la peur, la honte… Ces sentiments que j’avais si longtemps refoulés ressurgissaient tout à coup, sans prévenir. Je me suis repassé le film de mes agressions, sans filtre, sans écouter les voix qui me répétaient depuis toujours que c’était de ma faute, que c’était arrivé parce que j’avais besoin d’attention, que j’avais juste à oublier et à passer à autre chose… Et j’ai tout raconté, parce qu’il fallait que ça sorte.

J’ai publié mon texte très vite, en me demandant depuis combien de temps je retenais mon souffle.

Quelques minutes plus tard, je me suis aperçue que j’avais peut-être présumé de mes forces. J’avais beau essayer de penser à autre chose, impossible de me débarrasser du sentiment d’impuissance et de peur qui inondait chacun de mes pores. J’avais envie de crier, de frapper. De me défendre, enfin. Impossible d’enfermer de nouveau dans sa boîte le diable que j’avais laissé sortir.

J’ai voulu effacer mon texte, mais il était trop tard. Il avait déjà été lu et partagé des dizaines de fois. Le monde entier allait savoir qu’en arrière du bouclier se tenait une gamine chancelante. Il saurait où et quand frapper. Quelle erreur j’avais faite!

Et puis il y a eu un premier message: «Au nom de toutes celles qui n’osent pas ou qui ne peuvent pas encore parler, en mon nom à moi, je te dis merci.» Puis un deuxième, un troisième. Des dizaines de mercis, de la part de femmes qui n’avaient jamais pu raconter leur histoire et qui m’écrivaient parce qu’elles se sentaient soulagées. Chacun de leurs commentaires a réconforté un peu plus la petite fille cachée derrière son bouclier. J’avais envie de leur dire: «Je vais vous protéger et en échange, vous me donnerez un peu de votre force.»

Ce que le mouvement Agression non dénoncée m’a apporté? Un sentiment de communauté. De solidarité. Au sein de ce groupe, nous avons toutes été des victimes. Nous avons toutes été marquées. Mais ça ne fera jamais de nous des faibles ou des ratées. Car nous avons toutes survécu. Nous sommes peut-être chancelantes, mais debout.

Bien sûr, mes voix intérieures me dénigrent encore, certains jours plus que d’autres. J’apprends à vivre avec elles en essayant de ne plus trop les écouter, jusqu’à ce qu’un jour elles se taisent à jamais. Au moins, je sais que le changement est bel et bien amorcé.

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